En tant que formation résidente, Les Arts Florissants ont participé à l’inauguration de la Philharmonie de Paris en janvier 2015. Quel est votre regard sur les dix années de compagnonnage qui ont suivi?
William Christie
Le partenariat entre Les Arts Florissants et la Philharmonie de Paris a une grande valeur à mes yeux. Nous avons été impliqués dans le projet de longue date et avons avancé en collaboration étroite avec son premier directeur, Laurent Bayle. J’ai suivi les différentes étapes de la construction de la salle et le partenariat avec l’équipe de la Philharmonie est toujours aussi merveilleux. J’apprécie énormément l’architecture du bâtiment et la Grande salle Pierre Boulez dont l’acoustique est exceptionnelle. Les Arts Florissants portent le label de «résident» de la Philharmonie avec beaucoup de fierté. Tous les concerts donnés ces dix dernières années restent des événements mémorables. Notre relation avec le public est privilégiée: la salle est toujours pleine pour nos concerts. La Philharmonie de Paris nous permet de nous produire dans ce que notre répertoire a de plus ambitieux: la musique lyrique, les œuvres orchestrales, les grands effectifs. Il n’est pas nécessaire, en considérant tous ces concerts donnés sur dix années, de choisir un souvenir davantage qu’un autre: tous ont été importants.
Votre anniversaire est l’occasion de réfléchir à votre relation au temps : au passé, au présent, au futur. On est pris de vertige en considérant tous les événements qui jalonnent votre parcours. Quel rapport avez-vous aujourd’hui au temps qui passe?
W.C. J’ai vécu un long moment au service de la musique. Reste-t-il des choses à accomplir? Évidemment ! Dans les répertoires français, italien, allemand, anglais, il reste beaucoup à faire. Mon quatre-vingtième anniversaire est l’occasion de continuer le travail entrepris dans tous ces répertoires et en particulier autour de la musique de Joseph Haydn. Je pense par exemple aux Sept Dernières Paroles du Christ en Croix. Notre académie baroque, Le Jardin des Voix, demeure également un élément important pour l’avenir. C’est une grande carte de visite, chère à mes yeux, consistant à présenter de jeunes chanteurs tous les deux ans. Mais ce n’est pas tout : compte tenu de notre longévité, l’avenir est également l’occasion de revisiter ce que nous avons entrepris dans différents répertoires, il y a vingt ou trente ans.
Vous avez découvert un nombre incalculable de talents et cet aspect de votre personnalité vous a justement conduit à créer le Jardin des Voix. Vous considérez les chanteurs au-delà de leur âge, vous percevez quel sera leur avenir. Quel est votre rapport à la jeunesse?
W.C. Le maître-mot est « transmettre ». Préparer les générations futures. L’enseignement est particulièrement précieux pour moi. Mon poste de professeur à la Juilliard School à New York est une de mes activités les plus importantes. Aujourd’hui, l’orchestre des Arts Florissants compte dans ses rangs un nombre impressionnant de jeunes musiciens, parmi les cordes notamment, diplômés de la Juilliard School et issus de notre programme «Arts Flo Juniors» destiné à intégrer de jeunes instrumentistes à nos côtés. Par ailleurs, nous faisons en sorte d’inclure dans nos programmes les jeunes chanteurs issus du Jardin des Voix. Sur les dix dernières années, nombreux sont ces jeunes artistes à avoir participé à nos concerts.
Quelle parole souhaitez-vous avoir aujourd’hui sur le rôle de la culture dans le monde qui nous entoure, dans un contexte conflictuel mais aussi d’effritement et de standardisation de l’offre culturelle?
W.C. C’est une question qui me concerne beaucoup. La musique connaît cet effritement comme les autres disciplines artistiques. La pandémie de Covid 19 a été difficile à traverser et ses conséquences sont lourdes. Les salles de concerts internationales sont plus frileuses qu’auparavant. Même si la programmation annuelle des Arts Florissants reste très riche, les grandes tournées que nous faisions auparavant en Asie, aux États-Unis et en Amérique du Sud sont aujourd’hui plus rares. Face à la diminution des moyens, nous adaptons notre répertoire. Dans ce contexte morose au niveau mondial, nous devons dire un grand bravo à la France, et en particulier à la Philharmonie de Paris bien sûr, car d’autres pays ont fermé les vannes. Aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni par exemple, la musique n’est plus une priorité. En France, les ensembles spécialisés restent nombreux. La musique baroque y est encore considérée.
Vous n’êtes pas seulement un musicien. Vous êtes diplômé de Harvard en histoire de l’art, votre culture couvre toutes les disciplines artistiques et votre chemin est jalonné de rencontres avec de grands intellectuels et écrivains. Les Arts Florissants, l’opéra de chambre de Charpentier qui a donné son nom à votre ensemble, faisait intervenir les figures allégoriques de la Musique, la Poésie, la Peinture et l’Architecture. Rencontrez-vous la même curiosité pour les autres disciplines artistiques chez les jeunes artistes dont vous vous entourez?
W.C. La période baroque – pensons au règne de Louis XIV par exemple – est caractérisée par une véritable réunion des arts et des interactions permanentes entre eux. À l’époque, la musique faisait partie d’un tout. Cela a duré de longues années. Je pense par exemple aux liens étroits entre la musique et la danse, la peinture et la sculpture. Cette extraordinaire richesse doit être transmise aujourd’hui à travers l’éducation. Je dis souvent aux jeunes artistes: «Si vous n’avez pas de notion sur ce qui accompagnait la musique sur le plan visuel, jusqu’à la Révolution, il vous manque quelque chose d’essentiel.» Lorsque j’ai accepté mon poste à la Juilliard School à New York, le doyen de l’institution – un personnage formidable – m’a dit : «William, tu es aussi ici pour apporter toute ta culture. » Les étudiants pouvaient montrer des difficultés à comprendre exactement ce qu’était une Passion de Bach par exemple. Les connaissances culturelles des jeunes d’aujourd’hui sont différentes de celles d’il y a cinquante ans. C’est une question d’éducation. La musique que nous pratiquons doit forcément s’enrichir de la connaissance des autres domaines artistiques.
Pour conclure, j’aimerais que vous nous disiez quelle place la Philharmonie de Paris a dans votre cœur par rapport aux autres grandes salles de concerts que vous côtoyez.
W.C. Dans ma vie et dans celle des Arts Florissants, la Philharmonie de Paris est devenue une sorte de phare. Lorsque nous voyageons vers les grandes capitales étrangères, nous voyons immédiatement la différence. Je pense par exemple au projet comparable du «Centre for Music» lancé à Londres il y a dix ans, lequel n’a pas vu le jour à cause de problèmes de financements et auquel la pandémie de Covid 19 a donné le coup de grâce. Avec la Philharmonie, Paris dispose d’un instrument comparable à la Philharmonie de Berlin ou à l’Elbphilharmonie de Hambourg. La Philharmonie de Paris est plus qu’une salle de concerts, c’est un grand et beau symbole. Et j’en suis fier.
Propos recueillis par Olivier Lexa