La veille de la création française du Concerto pour piano n°3 de Magnus Lindberg, Yuja Wang nous accueille dans sa loge à la Philharmonie de Paris. «Elle peut être difficile quand elle n’est pas dans un bon jour», nous avait-on prévenus. Au contraire, c’est une jeune femme simple et souriante qui nous reçoit en ce début de printemps pour cet entretien à trois voix. La pianiste chinoise ne manque ni d’humour ni d’autodérision, et l’interview sera ponctuée d’éclats de rire virevoltant dans les aigus. On lui reconnaît cette verve et cette fantaisie pareilles à celles qui se dégagent quand elle est face au piano. Cette authenticité aussi. Pas étonnant qu’elle fascine autant. Dès ses débuts, elle enregistre avec Claudio Abbado, remplace Martha Argerich ou Radu Lupu au pied levé, et collectionne les millions de vues (8,5) sur YouTube pour Le Vol du bourdon donné en bis à Verbier...
Mais loin d’être un simple phénomène de virtuosité, Yuja Wang est une artiste en quête de sens qui peut jouer de façon aussi saisissante Prokofiev, Ravel ou Scriabine, avec un sens rythmique hors du commun. Elle sera à la Philharmonie de Paris pour trois rendez-vous au cours de la saison 2023-2024. Avec un premier concert aux côtés de l’Orchestre de Paris, pour les deux concertos de Ravel qu’elle donnera dans la même soirée.
Aimez-vous Paris?
Yuja Wang
C’est la toute première ville où j’ai voyagé quand j’étais enfant. J’avais remporté une compétition à Pékin, et la récompense était un séjour à Paris. J’avais 9 ans et je n’avais aucune représentation de cette ville avant de la découvrir. J’étais juste ravie de passer une semaine sans mes parents! J’ai le souvenir d’être restée très longtemps dans un magasin de disques et d’en avoir rapporté énormément à ma famille. Je ne pouvais pas les trouver en Chine. Il existe un enregistrement sur YouTube où je joue l’Arabesque de Debussy. Cette vidéo a été réalisée quelque part à Paris au cours de cette période. Je me souviens y avoir rencontré beaucoup de gens. J’étais impressionnée par la manière dont ils s’habillaient. À Paris, j’ai même joué pour Yvonne Loriod. Plus tard, à l’âge de douze ans, je suis tombée amoureuse à Paris… de quelqu’un de plus jeune. Oh mais cela, c’est très personnel! En tout cas, quand je suis revenue, c’était comme si j’avais déjà vécu plusieurs vies dans cette ville. Paris est vraiment spéciale pour moi. C’est la capitale des Lumières, de l’amour… avec laquelle j’ai de fortes affinités.
Vous revenez trois fois au cours de la saison à la Philharmonie. Dans les concertos de Ravel avec l’Orchestre de Paris, dans un concert joué-dirigé avec le Mahler Chamber Orchestra et en récital. Quel regard portez-vous sur cette salle?
Je pense que c’est ma salle de concert préférée. Elle est aussi incroyable sur le plan visuel que sur le plan sonore. J’adore son acoustique. L’équilibre y est toujours parfait. Quand nous avons joué avec Leonidas Kavakos, vous pouviez entendre chaque note de violon, chaque note de piano de façon tout aussi définie. L’acoustique est à la fois très intime et très claire, avec exactement ce qu’il faut de réverbération. Et quand on écoute depuis la salle, les musiciens apparaissent vraiment en plein centre comme des stars dans la lumière. Mais depuis la scène, vous vous sentez aussi très proche du public, protégé, vous n’avez pas la sensation d’être dans un espace immense. Au Carnegie Hall, à New York, j’éprouve aussi ce sentiment d’intimité.
Vous jouez avec les plus grands orchestres au monde. Qu’est-ce qui distingue pour vous l’Orchestre de Paris?
J’ai écouté l’Orchestre en tournée dans Ia Symphonie fantastique de Berlioz. Ce qui ressort, c’est la clarté et la transparence. Le jeu très prononcé, très articulé. Ma première collaboration avec l’Orchestre, c’était dans le Concerto de Schumann, puis, j’ai donné les grands concertos russes. Pour la première fois nous allons jouer ensemble la musique d’un compositeur français. Le public s’est fait de moi une image plus démonstrative, j’espère que les gens ne vont pas s’endormir!
On serait surpris de voir les spectateurs réagir ainsi… D’autant que vous jouez les deux concertos de Ravel dans la même soirée, œuvres des plus contrastées.
Je les ai enregistrés avec l’Orchestre de la Tonhalle de Zurich. Et j’ai aussi joué le Concerto pour la main gauche lors des commémorations du centenaire de la Grande Guerre. C’est une pièce ancrée dans l’Histoire. Ce que j’aime chez Ravel, ce qu’on retrouve d’ailleurs dans le Boléro, c’est cette ténacité tout du long qui aboutit dans une explosion finale, un feu d’artifice de couleurs. Mais ces deux pièces sont, chacune, extrêmement précises. C’est une musique aussi très rythmique.
Le Concerto pour la main gauche a été écrit pour Wittgenstein, qui avait perdu son bras droit au combat. L’œuvre de la fin d’une guerre ou de la fin d’un monde?
Wittgenstein n’aimait pas cette pièce. Beaucoup d’autres compositeurs ont écrit pour lui, comme Britten ou Prokofiev. Mais pour moi, c’est le concerto de Ravel le plus magistral. Son écriture est très pianistique, il s’adapte parfaitement à la main, avec ce son… Le pouce joue sa mélodie et la partition déborde de couleurs. Jouer avec les deux mains ne fonctionnerait pas, car vous avez cette gravité, c’est juste incroyable. Dans aucun autre concerto pour la main gauche il n’existe ce «confort» de jeu– qui permet justement d’affronter la difficulté la plus extrême. Le début est très sombre, avec le contrebasson, et l’écriture développe aussi une dimension jazz, comme La Valse, alors que tout est en train de s’effondrer. On assiste à l’avènement d’un nouveau siècle, où le vieux monde ne se transforme hélas pas pour le meilleur, mais au contraire de manière nauséabonde.
Le Boléro, le Concerto pour la main gauche, La Valse, Daphnis et Chloé, toutes ces œuvres portent en elles une forme de crescendo qui culmine dans une véritable dimension orgasmique. Et d’une certaine manière, avec cette apothéose, tout est sauvé…
Sauvé, ou détruit… J’ai pour cette idée d’effondrement une forme de fascination.
Et le Concerto en sol majeur?
J’ai le souvenir de l’avoir joué en Chine lors d’une compétition– la dernière à laquelle j'ai participé, quand j’avais quatorze ans. Je déteste les concours. Au premier tour, il fallait jouer vingt minutes d’études de Chopin et Rachmaninoff. Et au second tour, le Concerto en sol de Ravel. Je ne comprenais vraiment pas cette pièce, ses harmonies, ce qui n’a d’ailleurs pas échappé au jury! Dans un sens, elle me demeure encore mystérieuse aujourd’hui. Je l’ai jouée avec MTT [Michael Tilson Thomas, NDLR] quand je devais avoir dix-neuf ans et il a réussi à me connecter à cette partition. Depuis, j’ai eu un déclic. Il a totalement saisi cette œuvre, cette forme d’abstraction, son esprit jazz. Pour moi, ce qui classe cette partition parmi les œuvres majeures du répertoire, c’est son deuxième mouvement qui se déroule comme une longue promenade au piano. Avec le caractère d’un
jour de pluie nuageux: vous êtes à l’intérieur d’une pièce depuis laquelle vous regardez l’averse tomber, les gouttes sur la fenêtre, et vous êtes juste heureux. Vous savourez la beauté du paysage extérieur, toutes ces couleurs comme une toile impressionniste. C’est mon interprétation et elle est probablement fausse! Mais j’ai hâte de plonger à nouveau dans ce rêve pluvieux.
Vous aimez les défis… Vous allez jouer les deux concertos lors du même concert. Vous aviez déjà en janvier dernier donné l’intégrale des concertos de Rachmaninoff au Carnegie Hall au cours de la même soirée… Le goût du danger?
En réalité, ce n’est pas plus difficile qu’un récital. Les gens ne se rendent pas compte. Pour moi, les concertos, c’est super facile; je joue vingt minutes et je quitte la scène! Alors qu’un récital dure quatre-vingt-dix minutes, avec des répertoires très exigeants et peut-être des bis… Pour un récital je choisis tout, le programme, l’éclairage, car tout est centré sur moi. Donc quand je joue cinq concertos de Rachmaninoff à Carnegie hall, c’est comme… se dépasser, vous savez que c’est un marathon, puis une fois sur place ça parait plus facile. En tout cas, davantage que la tournée qui a suivi. Juste après, j’ai passé deux semaines à Los Angeles, au rythme d’un concerto par jour. Au terme de ces deux semaines, j’étais vraiment épuisée.
Vous avez dit dans une interview pour Classica, en 2018, que vous aimiez «marcher dans le feu», prendre des risques quand vous étiez plus jeune. Aujourd’hui, éprouvez-vous toujours le même sentiment?
Non, j’étais comme ça il y a dix ans. J’aimais me mettre à l’épreuve, voir jusqu’où je pouvais aller. Jusqu’où la musique, aussi, pouvait m’emporter. Avec le projet Rachmaninoff, j’étais inquiète: était-ce trop? Ce serait comme un festin de tiramisu, panna cotta, gâteau au chocolat, cheesecake, le tout en même temps!
C’est comme ça que vous voyez ces pièces?
Le Concerto n°4 de Rachmaninoff n’est pas une panna cotta, non! Je voulais dire: n’était-ce pas abuser des bonnes choses, de ce qui n’est pas très bon pour la santé? Mais le génie de Rachmaninoff, c’est qu’il existe une continuité, une vraie cohérence dans sa musique. Vous pouvez tout jouer, vous n’aurez jamais la sensation d’un trop-plein. Je n’ai jamais réalisé cette expérience avec les trente-deux sonates et les cinq concertos de Beethoven. Je me demande si je ressentirais la même impression d’équilibre.
Quand vous parliez des risques que vous preniez dix ans plus tôt, pouvez-vous préciser ce que vous faisiez et que vous ne referiez pas aujourd’hui?
Je remplaçais des pianistes à la dernière minute. Comme Murray Perahia avec l’Academy of St Martin in the Fields dans le Concerto en si mineur de Mozart que je n’avais jamais joué. Je me disais: «Voyons voir si je peux l’apprendre!» Je me suis ainsi souvent défiée moi-même… Il était temps d’arrêter. Aujourd’hui la question qui m’anime, c’est: «Pourquoi?» Quel sens je donne à ce que je joue? Les défis que je m’impose portent davantage sur la musique en elle-même. Comme avec le Concerto n°3 de Lindberg que j’ai créé. Quel est son message? Pourquoi offrir cette musique au monde?
Avez-vous la réponse?
Eh bien… Non!
Vous avez interprété ce concerto de Lindberg sur plusieurs continents, avec l’Orchestre symphonique de San Francisco, l’Orchestre de Paris… Votre approche s’est-elle transformée au fil de ce voyage à deux avec le compositeur?
Lindberg reprend le même matériau musical qu’il fait évoluer au fil de l’œuvre. La cadence, par exemple, est une répétition du premier mouvement. Les connexions de tempo entre le chef d’orchestre et le pianiste sont également très particulières et étonnantes. Si vous perdez le tempo, vous perdez le caractère et la fluidité. Cette pièce doit aussi beaucoup à Prokofiev, Rachmaninoff, Stravinski, Bartók, Chopin ou Debussy. Nous parlions précédemment de défis; le plus passionnant n’est-il pas de commander une œuvre nouvelle, dont on ne sait jamais à quoi elle ressemblera, quelles influences et quelles difficultés elle mettra en jeu?
Vous avez joué cette œuvre avec trois chefs d’orchestre finlandais: Esa-Pekka Salonen, Santtu-Matias Rouvali et Klaus Mäkelä. Y a-t-il un point commun entre eux? Une dimension finlandaise de la direction d’orchestre?
Ils sont tous très différents, mais je dirais qu’ils ne parlent pas beaucoup et sont très précis dans leur battue. Leur chorégraphie est propre à chacun, mais toujours très claire.
Vous qui tournez partout dans le monde, avec un calendrier très chargé, comment faire pour garder l’étincelle, la magie?
Il ne faut pas essayer de réparer ce qui n’est pas cassé, n’est-ce pas?
Vous interprétez beaucoup la musique de compositeurs contemporains américains, mais aussi le grand répertoire russe: Rachmaninoff, Prokofiev, Scriabine… On vous entend peu dans le classicisme ou le premier romantisme allemand…
J’ai pensé à programmer un récital Schubert, mais ce n’était pas le bon moment. Quand je choisis mes répertoires, il y a toujours une histoire derrière. Par exemple, Teddy Abrams dont j’ai créé le Concerto était mon mentor et ami au Curtis Institute. Certains musiciens jouent l’intégrale des quatuors de Bartók, la totalité des cycles de Mahler. Moi je fais la même chose avec Rachmaninoff. J’aime Scriabine aussi, qui est presque Français pour moi. Ses couleurs… C’est une extension de Debussy. J’ai aussi beaucoup enregistré Chostakovitch, notamment les deux concertos avec l’Orchestre symphonique de Boston et Andris Nelsons, qui sortiront l’an prochain.
Parmi les compositeurs russes, vous avez des affinités particulières avec Prokofiev…
Il existe un élément théâtral dans sa musique, qui est pour moi plus facile à saisir. Je suis sûre que cette dimension existe aussi dans la musique de Bach et de Beethoven dont j’ai joué la Hammerklavier, mais je ne trouve pas un chemin aussi naturel pour l’interpréter en public. Le concert reste une expérience partagée. J’aime Bach. Sa musique est édifiante, elle provoque un sentiment religieux, quelque chose de plus grand que l’homme.
Vous qui êtes toujours en tournée, comment avez-vous vécu la période du covid?
Mes doigts n’ont pas beaucoup travaillé! Je n’ai pas touché un clavier pendant un an. J’étais chez moi à New York, très contente, car depuis que j’ai commencé le piano, je n’avais jamais fait de pause. Sauf parfois durant l’été, deux semaines ou un mois maximum. J’étais toujours dans la frénésie du: «Et après? Quel est le prochain défi que j’aimerais relever?» Mais ai-je désormais envie de m’en imposer des nouveaux? J’ai réalisé qu’en restant tranquille, j’étais tout aussi heureuse. Je me suis alors promis une chose: «Ne joue du piano que lorsque tu en as envie.» Pendant toute cette période, je ne recherchais pas la musique, mais plutôt ce que je pourrais bien cuisiner. J’aimais lire, regarder des films, papoter au téléphone, me promener. Mais au bout d’un moment, j’ai commencé à être fatiguée de moi-même…
Est-ce que ce temps suspendu a changé votre approche de la musique?
Je n’ai pas remarqué de changement. Ce qui m’a surprise, c’est que quand je suis retournée au piano, tout est revenu naturellement. C’était comme remonter sur un vélo. Le premier concert que j’ai donné était à Londres avec Michael Tilson Thomas dans le Concerto n°2 de Rachmaninoff pour vingt personnes et des caméras.
Est-ce que vous avez plus de flexibilité aujourd’hui dans l’organisation de vos concerts?
On regarde toujours les calendriers deux ans en avance. Les rendez-vous avec les agents sont très stressants pour moi, car je dois répondre à la question: qu’est-ce que tu aimerais jouer en 2026? Heureusement, certains programmateurs sont ouverts d’esprit. L’art devrait toujours être en mouvement, comme dans un concert de jazz. Comme dans les performances de Marina Abramović. Créer dans l’instant, tout le temps. Cela ne veut pas dire qu’il s’agit de tout détruire, même si détruire peut aussi être créatif. Le public fait partie de cette expérience qu’il doit être capable de partager avec l’artiste. Vous pouvez aimer ou non, à condition d’être au départ dans un esprit d’ouverture. Chacun a sa propre philosophie quant à la manière dont l’art doit se vivre. Vous ne venez pas à un concert car vous avez vu une vidéo d’il y a dix ans sur YouTube où je joue Le Vol du bourdon, la Marche turque ou Carmen. Si je donne un récital Bach et Schönberg, vous serez surpris, la vie est ainsi. Pour que l’art reste vivant, il faut qu’il évolue.
C’est-à-dire?
Stravinski a écrit ses meilleures œuvres avant trente ans, L’Oiseau de feu, Petrouchka… Il a constamment évolué, il est passé du classicisme au sérialisme. Il était opposé à la musique atonale quand Schönberg était vivant. Et dès l’instant où il est mort, il l’a expérimentée. Évoluer ne veut pas simplement dire changer en mieux. C’est juste évoluer. C’est une façon de rester créatif. De la même manière, le public ne doit pas attendre de vous que vous soyez exactement le même à chaque fois. C’est la partie difficile du métier. On attend toujours de vous que vous soyez au sommet.
Au sommet?
En pleine forme. Comme si je devais jouer exactement comme lorsque le public m’a entendue dix ans plus tôt. Votre énergie est très différente quand vous avez la vingtaine ou la quarantaine. Vous devez faire preuve de plus de maturité, de profondeur, mais si vous perdez l’énergie ou le feu, les gens vous critiqueront.
Quand vous marchez sur scène, vous donnez le sentiment d’être «ici et maintenant». Cela change tout.
Pour le public, vous vous devez d’avoir cette présence et ne pas vous contenter d’une répétition de ce que vous avez fait deux semaines plus tôt. Vous devez avoir cette singularité. Cette concentration, cette intensité. Tous les grands artistes ont ça. Martha Argerich en a déjà parlé, et aussi les grands sportifs. Quelque part, nous recherchons la même chose: une performance optimale. Mais je n’assimile pas du tout l’art au sport, même s’il existe cet état d’esprit commun.
À quel moment sentez-vous que votre concert est réussi?
Je ne peux jamais totalement le maîtriser. On joue toujours sur un piano différent, dans une acoustique différente. J’ai remarqué que j’étais beaucoup plus créative sur scène les mauvais jours. Alors j’essaie de reproduire les mauvais jours pour faire un bon concert!