Le violon, avec Gilles Henry, Nikola Nikolov & Balthazar Soulier
Quels secrets dévoiler encore sur l’instrument emblématique de l’orchestre symphonique, auréolé du mystère et du prestige des grands luthiers italiens du XVIIIe siècle, auxquels certains violons doivent leur pesant d’or? Pour Gilles Henry, comme pour Nikola Nikolov, tout est parti d’un «coup de foudre». Le premier pour un Lorenzo Storioni de 1786 dont «la réponse devance la pensée». Le second pour son Gagliano «très chaleureux et puissant avec une vraie richesse de son». Mais entretenir la magie et la poésie de ces instruments sollicités six heures par jour réclame un passage régulier chez le luthier. Gilles est resté fidèle à la maison qui lui a vendu son violon en 1973 (Enel devenu Boyer) et évoque Serge et Florent Boyer avec enthousiasme: «C’est un métier extraordinaire, d’une incroyable dextérité. Pour la restauration, ils passent beaucoup de temps à visualiser l’instrument pour inventer la meilleure stratégie.» Mais à quelle fréquence faut-il réaliser le contrôle ? En la matière, il y a deux écoles: ceux qui font des réglages très régulièrement, expérimentent… Parmi eux, certains procèdent même en fonction des saisons, afin de s’adapter aux changements hygrométriques que subit l’épicéa, bois constitutif de la caisse des instruments à cordes. Et ceux qui n’y vont qu’en cas de nécessité. «Personnellement, je préfère ne pas m’engager dans le processus des réglages, car après c’est sans fin. Tant que ça marche, je ne touche pas», précise Nikola.
Outre les réglages, le luthier nettoie l’instrument, recolle, redresse la touche –cette partie en ébène que les doigts viennent creuser en pressant les cordes. Le technicien la rabote régulièrement pour la remettre à niveau… «Idéalement, sur les grands violons, il faudrait un check-up tous les trois mois, mais personne ne le fait», souligne Balthazar Soulier, fondateur de l’Atelier Cels, qui insiste sur «l’importance de la relation de confiance». Eiichi Chijiiwa, deuxième violon solo, qui justement lui rend visite aujourd’hui, n’est pas venu depuis… cinq ans! Muni de sa loupe binoculaire, Balthazar examine la surface de son Stradivarius et dresse un petit diagnostic: «Ici, on remarque une trace du pouce due à la pression au moment des pizz, là une légère érosion due à la transpiration. On essaie de sensibiliser les interprètes pour faire de la prévention. S’il le faut, pour protéger le vernis d’origine des agressions de la sueur, du gras ou des dépôts de colophane, on met un film plastique transparent. Cela n’a aucun impact sur le son.» Sur un instrument ancien, le vernis d’origine conditionne la valeur de l’objet, qui se chiffre souvent en centaines de milliers d’euros. Nikola a fait l’acquisition de son Gagliano en concertation avec son épouse. «Il faut parfois choisir entre l’appartement et le violon! Certains musiciens n’ont pas d’autre choix que de se tourner vers un instrument moderne à 15000 euros.» À cela s’ajoute le budget cordes tous les deux mois, entre 70 et 150 euros. Il arrive d’ailleurs qu’une corde casse en plein concert, mais c’est anecdotique à côté de l’oubli par Gilles de son violon dans… une Autolib’! Heureusement, grâce aux réseaux sociaux et même à l’appui du ministre de l’Intérieur de l’époque, il a pu récupérer son bien après plusieurs jours d’angoisse. «C’est dans ces moments-là qu’on s’aperçoit que ce n’est pas qu’un instrument. Il fait vraiment partie de soi.»
L’alto, avec Hervé Blandinières
On sait que Berlioz fulminait contre le mépris dans lequel son siècle tenait l’alto, alors considéré comme un violon en sourdine, moins brillant, moins remarquable. Hervé Blandinières, entré à l’Orchestre de Paris il y a deux ans, sait que son instrument a encore une place à conquérir dans le cœur du public. Comme beaucoup d’apprentis altistes, c’est sur un instrument hybride –cordes d’alto montées sur un demi-violon– que le jeune garçon fait ses premières gammes. «C’est presque systématique pour les enfants; ça n’aurait pas d’intérêt de créer des petits altos qui ont la même taille que des violons. Mais la question de la taille change avec les modèles pour adultes. Les dimensions du violon sont à peu près standards, alors que pour l’alto, la taille de la caisse va de 39 à 43 centimètres, avec une influence sur sa puissance, et surtout sur sa prise en main: s’il est possible qu’un musicien de grande taille joue d’un petit alto, l’inverse risque de poser davantage de problèmes.»
À ces aspects techniques s’ajoute la difficulté de trouver de bons instruments– problème bien connu, y compris des solistes les plus réputés. Ainsi, pour plus de 600 violons de Stradivarius encore en circulation, on ne compte qu’une dizaine d’altos sortis de son atelier, et moins de vingt issus de celui de son contemporain, Goffriller. «Heureusement, beaucoup de luthiers modernes produisent de très beaux altos», souligne Hervé. Il a acquis son instrument actuel, une pièce de Stephan von Baehr d’une valeur d’environ 60 000 euros, peu après son arrivée à l’Orchestre. Encore récent, il n’a pas requis de soins trop contraignants: «Il y a parfois des retouches à faire sur le filet, cette bande de bois clair qui fait le tour de la table, et qui peut se décoller.»
La contrebasse, avec Mathias Lopez
Les orchestres possèdent le plus souvent un parc de contrebasses, dont ils assurent le transport en tournée, avantage non négligeable face à la phobie qu’inspire aux compagnies aériennes et ferroviaires la taille éléphantesque du plus imposant des instruments à cordes. Grâce au financement du Cercle de l’Orchestre de Paris, ce dernier s’est d’ailleurs équipé de trois nouvelles contrebasses. «À l’Orchestre de Paris, nous jonglons cependant entre nos contrebasses personnelles et celles appartenant à la formation, précise Mathias Lopez. Il m’arrive d’amener la mienne à la Philharmonie, bien que le parc instrumental dont nous disposons, qui compte une vingtaine de pièces, soit remarquablement varié. De quoi répondre aux exigences en matière de dynamiques, de clarté ou densité du timbre, de puissance, extrêmement différentes entre Mozart et Mahler, par exemple!»
Car dans les pupitres de cordes, la contrebasse apparaît, avec l’alto, comme peu standardisée, avec des tailles et des formes particulièrement variées. C’est là le résultat de siècles d’interventions de la part des luthiers qui n’hésitaient pas à en scier la caisse, et notamment les épaules, pour permettre au musicien de faire davantage corps avec l’instrument, aller au plus profond de ses cordes afin de gagner en virtuosité ou en tessiture dans l’aigu. «Une pratique beaucoup moins courante aujourd’hui, précise Mathias. Je trouve toujours dommage d’apporter un changement irréversible en privant l’instrument d’une partie de sa résonnance, même pour accroître la définition du timbre. D’autant qu’il est possible de jouer sur d’autres paramètres, la hauteur de la touche par rapport à la caisse, notamment.»
Le violoncelle, avec Marie Leclercq et Balthazar Soulier
Dans la famille des cordes, le violoncelle se tient lové entre les bras et les jambes du musicien: un enfant encombrant, mais ô combien attachant! Marie Leclercq le reconnait en riant: «Je veille sur lui comme une mère: dans un train complet, je lui cède mon siège et je reste debout à côté de lui. J’ai joué peu d’instruments dans ma vie: à quinze ans, un violoncelle moderne de Günter Siefert, luthier basé à Dijon, puis j’ai eu la chance de profiter d’un prêt du Fonds Instrumental Français, constitué grâce à des mécènes, à destination des jeunes professionnels. Un Joseph Hel, inaccessible pour moi à l’époque, que par bonheur, j’ai pu racheter plus tard à ses propriétaires. En tournée, mon violoncelle est transporté en camion ou parfois en bateau: il part cinq jours avant moi et revient cinq jours après, j’ai donc besoin d’un deuxième instrument pour travailler à la maison pendant son absence.»
Mais veiller sur son instrument, c’est aussi l’entretenir et le faire sonner au mieux. «Coincé cinq à six heures par jour entre les jambes du musicien, le vernis d’un violoncelle du XVIIIe siècle redoute la décoloration du blue-jean et réclame un nettoyage minutieux des joues », explique Balthazar Soulier, de l’Atelier Cels. Aussi, sa sensibilité à l’humidité peut poser un problème en concert: «Mais c’est plutôt avec les archets que j’ai eu des surprises, reprend Marie. Lorsque l’on joue dans les églises, la mèche s’allonge, l’archet savonne et dérape, il faut ajouter de la colophane pour qu’il adhère mieux aux cordes.» Et si on lui demande quel secret lui a livré son violoncelle, elle n’hésite pas: «Lors d’une expertise de mes instruments, un luthier a exploré mon violoncelle de Günter Siefert avec une caméra, et nous avons découvert un mot écrit dans le fond du violoncelle: “Je te souhaite une belle route et une belle musique”, quelle émotion j’ai eue, car oui, son souhait s’est réalisé pour moi!»