La relation très personnelle entre l’instrument, l’interprète et l’accordeur se forge grâce à un travail long et minutieux. Le public est à même d’en percevoir l’une des facettes pendant les entractes des concerts.
Esprit d’artisanat
Si la profession d’accordeur n’est pas réglementée, elle vient sanctionner la plupart du temps plusieurs années d’études. En France, plusieurs centres spécialisés permettent de se former au métier : l’École Régionale pour Déficients Visuels à Lille, qui prépare au CAP, ou bien l’Institut Technologique Européen des Métiers de la Musique (ITEMM) au Mans qui délivre le CAP ainsi que le Brevet des Métiers d’Art. On y apprend des matières théoriques telles que les mathématiques des gammes et tempéraments ou bien la cinématique des leviers, tout en suivant des enseignements très pratiques : diagnostic de l’instrument, choix des matériaux…
Certains apprentis accordeurs complètent parfois leur formation en allant étudier ensuite auprès de la maison Yamaha au Japon, à l’instar de l’accordeur Pierre Malbos, qui a fait cette démarche au début des années 1990 alors que la pratique n’était pas des plus répandues. L’occasion d’y apprendre le savoir-faire de l’institution emblématique, qui porte une attention toute particulière à ses techniciens. Spécialistes de la facture de l’instrument dans ses moindres détails, ils sont appelés par la suite à gravir les échelons de la hiérarchie interne. C’est dans cet esprit d’artisanat que travaille notre accordeur, qui exerce en périphérie de Paris avec ses propres instruments qu’il loue et prépare en fonction des besoins. Quatre pianos de concert, pour un travail à 360 degrés.
La question de la justesse
Il est attendu d’un accordeur qu'il laisse derrière lui un piano « juste ». Pourtant, ce terme n’a rien d’évident. « La justesse est une notion très relative ; il s’agit de répartir les quatre-vingt-huit notes de l’instrument en douze demi-tons égaux, placés dans une octave. Mais il est possible de tricher à l’intérieur, de faire des quintes plus ou moins justes… L’accord génère alors un spectre harmonique propre », explique Pierre Malbos dont le travail n’est rien d’autre qu’une interprétation des nombreuses théories développées au fil des années.
C’est l’inharmonicité qui crée le timbre : on introduit ainsi des éléments qui dépassent largement la seule question de la justesse.
Toutes les notes de l’instrument sont produites grâce à la mise en vibration de trois cordes (à l’exception des basses) disposées côte à côte et frappées en même temps par un marteau. Le travail n’est orienté dans un premier temps que sur une seule des trois cordes de chaque note. « On en règle une première à la bonne fréquence, puis une deuxième sur la note supérieure en respectant l’écart de fréquence souhaité, et ainsi de suite... ». Vient ensuite l’accord des deux cordes restantes. Il n’est alors plus question du respect de la fréquence exacte : « il faut installer un espace sonore entre les trois cordes d’un même unisson, qui permettra ensuite à la note d’éclore comme une fleur en accéléré. C’est l’inharmonicité qui crée le timbre : on introduit ainsi des éléments qui dépassent largement la seule question de la justesse. »
L’idée d’un son étalon
Outre ces questions harmoniques, l’accordeur effectue tout un travail sur la qualité du son, qui dépend notamment de la texture des marteaux, issus d’une même pièce en feutre — un boudin découpé en « tranches », dont la continuité garantit la linéarité de la gamme. La matière est travaillée note par note avec des aiguilles (un « pique-marteau ») permettant de l’assouplir et de détendre les fibres, afin de rechercher l’attaque, les dynamiques et les couleurs souhaitées dans les différentes nuances du piano.
La matière de l’instrument étant vivante, le souci de la qualité du son, et a fortiori de l’accord, doit être sans cesse renouvelé.
Les instruments de mesure sont dès lors superflus ; l’accordeur poursuit seulement l’idée d’un son étalon qu’il s’est forgée grâce à l’expérience. « Je le rencontre parfois, mais la difficulté est de le retrouver sur l’ensemble du clavier. Le plus malheureux étant de devoir se séparer d’une note pour servir l’homogénéité avec les quatre-vingt-sept autres. » La matière de l’instrument étant vivante, le souci de la qualité du son, et a fortiori de l’accord, doit être sans cesse renouvelé.
« je ne réalise pas l’accord de la même manière pour Jean-Marc Luisada ou pour Grigory Sokolov ! »
Aux attentes de l’interprète
Enfin s’impose tout le travail de réglage et de mécanique permettant aux pièces de s’articuler en parfaite symbiose, afin d’assurer au musicien l’expression la plus fidèle possible de son intention musicale. Être à l’écoute de ses attentes, réfléchir à une solution technique pour répondre aux souhaits artistiques exprimés, et parfois « sortir des clous » : tout cela fait partie de la mission de l’accordeur qui ne doit pas se laisser influencer par un diagnostic extérieur mais toujours prendre en compte les sensations du pianiste. Connaître le musicien permet également d’adapter la mécanique à son jeu : « je ne réalise pas l’accord de la même manière pour Jean-Marc Luisada ou pour Grigory Sokolov ! » L’attention est portée au calage de la cheville et aux points de résistance parcourus ensuite par la corde. « Tandis que certains pianistes ne mettent pas l’accord en danger, d’autres approchent le clavier de telle sorte que les tensions inégales sur les différentes parties de la corde se répartissent, en modifiant alors la fréquence de la note. »
À l’écoute des réactions de l’instrument lors de la première partie du concert, l’accordeur peut intervenir à l’entracte sur l’accord, et très exceptionnellement sur d’autres paramètres de réglage ou de timbre, dans le cas où le pianiste manifesterait son insatisfaction. Au fil du temps, le piano s’épanouit grâce aux bons traitements qui lui sont apportés, lui permettant d’enregistrer une courbe de vie et de maturation optimale. Ainsi, au terme d’un concert enthousiasmant et pour compléter vos éloges concernant le pianiste, ne dites plus « … et puis, quel piano magnifique ! », mais plutôt « qui a bien pu prendre soin de ce bel instrument ?! »