Dans la Salle des concerts, dans le cadre d’un hommage à Charlie Parker, le saxophoniste français délivrait une interprétation mystérieuse et passionnante du célèbre titre de George Gershwin.
Tout cela est presque trop beau pour être vrai : un répertoire de standards intemporels, des arrangements soyeux pour cordes et bois, une rythmique au swing impeccable... Pour les solistes de cet hommage rendu à Charlie Parker, la tentation pourrait être grande de s’abandonner, de se lover dans cet écrin comme on s’affalerait dans un sofa un peu trop moelleux. Alors que justement, ce bel ordonnancement n’attend qu’un craquement, une fêlure pour révéler tout son potentiel. Et cela, Thomas de Pourquery l’a parfaitement compris.
Pour ce « Summertime », l’arrangeur Christophe Dal Sasso a visiblement moins pour référence la version with strings enregistrée par Bird en 1949 que celle gravée une décennie plus tard par Miles Davis et Gil Evans, sur l'album Porgy and Bess : primat des bois, ambiance mystérieuse sur un tempo qui ne prend pas le temps de s’alanguir. Huit mesures d’introduction centrées sur un unique accord suffisent pour installer le climat et inviter le saxophoniste à entrer en scène. Thomas de Pourquery est aussi chanteur, et cela se sent d’emblée. Plus qu’à un simple énoncé du thème, c’est à une véritable prise de parole qu’il se livre, assertive, impérieuse, où semblent poindre en filigrane les célébrissimes paroles : « Summertime, and the livin' is easy... »
Dès la reprise de la mélodie, quelques notes bleues glissées ça et là annoncent clairement la couleur : c’est bien en bluesman que l’altiste aborde le classique de Gershwin, revenant par là-même à la source de l’art de Charlie Parker, indissolublement lié à la tradition de Kansas City. De fins de phrases abruptes en bonds subits dans l’aigu, les grilles successives du solo qui s’ensuit mènent le morceau à son premier paroxysme.
Mais voilà qu’à partir de 3'11'', une toute autre histoire commence : alors que l’orchestre se tait subitement pour ne plus laisser entendre que contrebasse et batterie, De Pourquery se met soudain à triturer le grave de son instrument, variant à satiété un motif descendant à la dégaine hirsute. On quitte là définitivement le rivage du « bon goût » pour celui du pur expressionnisme, au-delà de toute pudeur. Peu à peu, le phrasé se déglingue, s’emporte, pour bientôt tourbillonner sur lui-même à la manière d’un Pharoah Sanders.
Alors que bois et cordes refont surface, ce serait a priori le bon moment pour retrouver le fil harmonique et mélodique de la pièce. Le saxophoniste fait tout le contraire, se plaisant à hoqueter avec insistance la même note, avant une dernière envolée fiévreuse dans l’aigu, conclue au moment où l’on s'y attendait le moins par une fugace allusion au thème, tandis que l’orchestre énonce solennellement les accords finaux. On aurait pu s’arrêter là, si dans un ultime pied de nez expressif, De Pourquery ne décidait au dernier moment de lâcher un arpège délicieusement dissonant : sale gosse peignant des moustaches à la Joconde, sublime éléphant dans un magasin de porcelaine.