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Pierre Boulez et l'Orchestre de Paris : un amour pas à pas

Publié le 09 décembre 2025 — par Rémy Louis

— Pierre Boulez et l'Orchestre de Paris, Salle Pleyel - © Orchestre de Paris

Entre le compositeur et chef d’orchestre et l’Orchestre de Paris, les premiers échanges furent électriques. Mais une patiente découverte fit naître au fil des ans une profonde complicité, tandis que Boulez bataillait pour que voie le jour la Philharmonie de Paris, future maison de l’orchestre.

Pierre Boulez et l'Orchestre de Paris, Salle Pleyel
— Pierre Boulez et l'Orchestre de Paris, Salle Pleyel - © Orchestre de Paris

Pierre Boulez a accompagné l’histoire de l’Orchestre de Paris, et dirigé de nombreux concerts dédiés à son répertoire de cœur : Debussy, Bartók, Stravinski, Ravel, la Seconde École de Vienne, Mahler, des créateurs contemporains choisis, et enfin ses propres œuvres. Cent ans après sa naissance et à la veille des dix ans de sa disparition, il en demeure indissociable : la Grande salle Pierre Boulez (nommée en 2016) de la Philharmonie de Paris étant le port d’attache de la phalange parisienne.

TENSIONS ET PREMIERS PAS AVEC L'ORCHESTRE (1966-1978)

Pourtant, leur relation n’avait pas très bien commencé. Ayant quitté avec fracas la France pour l’étranger en 1966, il avait vertement accueilli la naissance de l’orchestre, voulue par Marcel Landowski. Dans un entretien accordé au Monde en 1970, il fustige des projets « élaborés sans la moindre cohérence du fait d’une absence totale d’idées ». Mais c’est aussi en 1970 que Georges Pompidou, président de la République, lui propose le principe d’un centre de recherche musicale au sein du futur Centre d’art et de culture prévu à Beaubourg. De fait, les créations de l’Ensemble intercontemporain (1976), puis de l’IRCAM (1977) seront les ressorts de son retour en France.

Pierre Boulez et Daniel Barenboim
— Pierre Boulez et Daniel Barenboim - © Barda

Aussi, depuis 1975, Daniel Barenboim est le directeur musical de l’Orchestre. Il connaît Boulez depuis 1964, a enregistré avec lui (pour Emi) et joue ses œuvres. Leur amitié ne fera que croître au fil des ans. C’est ainsi que dès janvier 1976, Boulez débute à l’Orchestre de Paris, au Palais des Congrès, avec Barenboim en soliste, et au programme l’« Empereur » de Beethoven et L’Oiseau de feu de Stravinski dans sa version intégrale. Le président de la République d’alors, Valéry Giscard d’Estaing, assiste à ces débuts attendus – les concerts de Boulez seront d’ailleurs souvent des événements mondains où se pressent ministres, personnalités et fidèles. Pour la saison 1977-1978, Barenboim annonce deux créations de Landowski et Boulez, la dixième de l’Orchestre – seule la Messe de l’aurore de Landowski verra le jour alors. Mais le concert dirigé par Boulez en novembre 1977, réunissant Bartók (Premier Concerto pour piano avec Barenboim), George Crumb (Star Child) et Giuseppe Sinopoli (Tombeau d’Armor II), sonne comme sa réponse à la « sottise » qu’il dénonçait dans les programmes des premières saisons, de même que le bouquet Debussy, Bartók, Stravinski d’octobre 1978.

L’ascension d’un chef majeur (1979-1990)

Boulez est alors pressenti comme Président de l’Orchestre de Paris, ce qui nécessiterait une modification des statuts, mais il ne fait pas l’unanimité. Dans les colonnes du Monde, Jacques Lonchampt s’agace : « On doit se défier des solutions de facilité : les cabinets ministériels ont besoin d’un musicien prestigieux ? Réponse de l’ordinateur : Boulez, Boulez partout. C’est ainsi qu’on fait le vide en sacrifiant au culte de la personnalité. » Le concert Wagner, Schönberg et Mahler de décembre 1979 précède la création par Barenboim, en octobre 1980, des quatre premières Notations (l’œuvre prévue pour la saison 1977-78). Il les reprend ensuite pour l’inauguration de la Salle Pleyel rénovée, en octobre 1981. L’auteur les présente avec sa concision usuelle : « À l’origine, pièces très brèves pour piano, revues à plus de trente ans d’intervalle, développées pour orchestre. Il ne s’agit pas d’une orchestration, mais, dirait Berio, d’une transcription. Que dire de plus, sinon que le caractère de chaque pièce est délimité, isolé, qu’il y a fixation sur une seule et unique expression, et que la relation qui s’établit entre ces pièces est essentiellement le contraste. » Lonchampt, toujours lui, s’amuse à y voir une « symphonie classique ».

Pierre Boulez
— Pierre Boulez et l'Orchestre de Paris - © Orchestre de Paris

Au fil des ans, Boulez prend dans la vie musicale française une importance sans cesse ascendante, dont la relation avec l’Orchestre de Paris n’est que l’une des nombreuses facettes. Car, outre son activité incessante avec l’Ensemble intercontemporain, il paraît aussi à Paris au pupitre des grandes formations internationales, mais aussi, par périodes, des deux formations de Radio France. Barenboim préside en octobre 1985 à la naissance de ce qui va devenir au fil des ans un rendez-vous : les concerts réunissant l’Ensemble intercontemporain et l’Orchestre de Paris, dirigés par leurs deux patrons respectifs, où voisinent les œuvres de Berio, Schönberg et Debussy. Mais la présence agissante et si efficace de Boulez suscite encore des oppositions ; certains l’accusent d’hégémonie, quand d’autres discutent son esthétique de compositeur. Réponse cinglante de l’intéressé dans les colonnes du Monde en septembre 1990 : « Quant aux attaques personnelles, si j’en reviens à ce petit magma de détritus, elles montrent surtout le manque d’imagination de leurs auteurs, et je ne vois pas pourquoi je m’en soucierais ».

La force du bâtisseur (1990-2015)

Cette combativité est un atout majeur lorsqu’il s’agit de défendre le grand projet des dernières années du compositeur-chef-bâtisseur : la Philharmonie de Paris, dont la réalisation manquera dix fois d’être abandonnée avant son ouverture en 2015. Déjà trop affaibli, Boulez, tel Moïse devant la Terre promise, ne franchira pas le seuil du bâtiment achevé. Mais ses interventions vingt ans durant auront eu un poids décisif, notamment son texte intitulé « La Cité unijambiste » qu’il livre en 1999 à Cité musiques, la revue de la Cité de la musique, dans lequel il énonce le principe d’une résidence de l’Orchestre de Paris dans le futur grand auditorium. Après plus de deux décennies de travail régulier avec l'orchestre, Boulez conserve un haut niveau d'exigence dans sa programmation, mais il s’assouplit, s’assagit peut-être, sans perdre ni curiosité ni goût de l’expérimentation. Ainsi, en octobre 2000, au Parc des Expositions de Villepinte, il dirige Le Sacre du printemps et la Symphonie de psaumes avec le Chœur et l’Orchestre de Paris pour le spectacle Triptyk du Théâtre équestre Zingaro de Bartabas. Le chef n'aime pas les chevaux, révèlera-t-il lors d'un entretien accordé au Monde, tout en admettant qu'« avec Zingaro il ne s'agit pas de dressage, c'est très différent ».

— Stravinski : L'Oiseau de feu, par l'Orchestre de Paris, dir. Pierre Boulez. Paris, musée du Louvre, 2009 © Idéale Audience

Sur le tard, Bruckner, Szymanowski, et surtout Janáček font leur entrée au répertoire du chef, comme pour ce concert mémorable donné au Théâtre Mogador en octobre 2003 (Sinfonietta, Capriccio pour piano et instruments à vents, Messe glagolitique). Après un somptueux Château de Barbe-Bleue (avec Jessye Norman et Peter Fried), l’Orchestre de Paris met les petits plats dans les grands avec le Cycle Pierre Boulez partagé avec Christoph Eschenbach : en novembre-décembre 2007, quatre concerts unissent l’Orchestre et l’Ensemble intercontemporain, la Cité de la musique et la Salle Pleyel, et font une large place à ses œuvres, outre Berlioz, Webern, Stravinski, Messiaen, et en création une pièce d’Augusta Read Thomas. Aux œuvres nouvelles, s’ajoutent des lieux inattendus : il donne L’Oiseau de feu de son cher Stravinski, puis Schönberg et Bartók sous la pyramide du Louvre en décembre 2008, juin 2009, puis décembre 2011 – l’acoustique y est problématique, mais le public, neuf et enthousiaste.

L’héritage de Pierre Boulez

L’âge venu, Boulez réduit ses engagements, des problèmes de vue l’ayant handicapé après l’opération d’un glaucome à Cleveland en 2009. On le voit chausser des lunettes, et même, certains soirs à Pleyel, retourner en coulisses pour en changer… Pour ses 85 ans, en mai 2010, l’Orchestre de Paris l’invite pour deux programmes qu’il conçoit comme un résumé de sa vie et de ses engagements. Le futur y est toujours en ligne de mire, sous le titre Parcours. Les intitulés de leurs quatre volets sont significatifs : Brève anthologie 1 et 2 (Messiaen, Bartók, Webern, Berg, Varèse, puis Debussy, Schönberg, Ravel, Stravinski), Une autre génération (Berio, Carter, Donatoni, Stockhausen, Ligeti, Kurtág, Boulez), Et maintenant ? (Robin, Grime, Dalbavie). Et maintenant, en effet ? Trois Biennales Pierre Boulez ont eu lieu à la Philharmonie de Paris. De son vivant, il était à tous égards un interprète de référence, sans doute intimidant, de ses propres œuvres – ce n’est pas toujours le cas des compositeurs. Jusqu’à Pierre Bleuse aujourd’hui, ses brillants successeurs à l’Ensemble intercontemporain ont entretenu la flamme. Mais si bien des formations chambristes se sont usé les yeux sur ses œuvres pour petit effectif (Messagesquisse est un hit de son catalogue), il est assez récent que des chefs de stature internationale s’emparent de ses pièces plus vastes. Outre Barenboim, fidèle de la première heure, Christoph Eschenbach, Paavo Järvi, tout récemment Klaus Mäkelä et Esa-Pekka Salonen, ont dirigé l’Orchestre de Paris dans ses œuvres, chacun éclairant autrement ses pièces emblématiques. Le parcours et le combat continuent.