Si l’on vous demande de citer un compositeur norvégien, vous nommerez probablement Edvard Grieg (1843-1907). Et l’une de ses œuvres ? Peer Gynt, bien entendu. Pourtant, Grieg est loin d’être le seul compositeur norvégien, notamment au XIXe siècle.
Ole Bull, Johan Svendsen, Rikard Nordraak, Christian Sinding… Ces noms ne vous disent sans doute rien, et pourtant, la liste des compositeurs norvégiens est encore longue ! La plupart sont oubliés, leur nom s’est noyé dans le flot de l’histoire. Étonnant quand on sait qu’à l’époque, certains jouissaient d’un prestige presque aussi éclatant que celui de Grieg…
L’apparition d’une musique « savante » est assez tardive en Norvège. Le pays est sous domination danoise jusqu’en 1814, et passe ensuite sous le joug de la Suède pendant près d’un siècle. La recherche d’une culture nationale se développe vers 1840. Mais l’émancipation est à cette époque encore timide.
En musique, les artistes partent étudier en Allemagne. « Le pays était le centre culturel le plus proche de l’Europe du Nord, explique Jean-Luc Caron, musicologue et spécialiste de la musique norvégienne. Les étudiants les plus doués allaient faire leurs études au conservatoire de Leipzig ». Ils en reviennent pétris de musique allemande.
Le Romantisme allemand domine alors la vie musicale norvégienne. Et difficile de s’en détacher : pendant plus d’un demi-siècle la musique de Mendelssohn, Schumann ou Wagner imprègne celle de leurs voisins nordiques.
Grieg leur doit tout mais l’histoire les a oubliés
La carrière de Grieg aurait sans doute été tout autre sans l’intervention d’Ole Bull (1810-1880). C’est lui qui, en 1858, conseille vivement à ses parents de l’envoyer à Leipzig. Violoniste virtuose reconnu au niveau international, autodidacte, Ole Bull est l’un des pères fondateurs d’une musique nationale. L’une de ses œuvres majeures est le Sæterjentens søndag (le « Dimanche des bergères », 1849).
Autre personnalité importante dans l’évolution de Grieg, Rikard Nordraak (1842-1866). John Horton, l’un des biographes de Grieg, écrit qu’on peut le considérer comme « la seconde figure dominante de la musique nationale norvégienne ». La rencontre entre les deux hommes a lieu à Copenhague en 1864. Grieg a 21 ans, Nordraak, 22. Fervent patriote, le second introduit le premier aux richesses de la musique de son pays.
Emporté par la tuberculose deux ans plus tard, le jeune compositeur « tombe dans l’oubli. Son potentiel n’a pas eu le temps d’être exploité », constate Jean-Luc Caron. Nordraak laisse derrière lui une quarantaine d’œuvres. Il a notamment composé des mélodies et des musiques de scène pour les drames historiques de l’écrivain Bjørnstjerne Bjørnson dont Marie Stuart.
En souvenir de Nordraak
Toute sa vie, Grieg s’attache à poursuivre l’objectif de son ami : édifier une musique nationale et la faire connaître hors des frontières. L’une de ses premières actions en ce sens est audacieuse : le 15 octobre 1866 à Christiania (Oslo), il donne un concert où ne figurent au programme que des œuvres norvégiennes. Un an plus tard, il fonde la première académie musicale norvégienne, aux côtés d’Otto Winter-Hjelm – celui qui, au passage, serait l’auteur de la première symphonie norvégienne (1861).
Sans pour autant se détacher complètement du Romantisme allemand, Grieg puise dans la culture populaire. L’une de ses principales sources d’inspiration est l’anthologie de musique norvégienne de l’organiste Ludvig Mathias Lindeman. Sa fréquentation des grands écrivains nationalistes de l’époque, Bjørnstjerne Bjørnson et Henrik Ibsen (l’auteur de Peer Gynt) lui apporte également beaucoup.
« Svendsen aurait mérité un succès équivalent »
Vienne, Londres, Bruxelles… La musique de Grieg est bientôt célèbre partout en Europe, en particulier son Concerto pour piano (écrit en 1868) et Peer Gynt (1874). Son travail de l’harmonie, qui porte notamment sur la progression chromatique (c’est-à-dire un mouvement mélodique qui évolue demi-ton par demi-ton) et son exploitation du folklore fascinent. De grands compositeurs comme Liszt l’encouragent et admirent son travail.
Grieg laisse aussi une forte impression à Paris où il est introduit par Johan Svendsen (1840-1911), un compositeur norvégien de trois ans son aîné. « Svendsen aurait mérité un succès équivalent, remarque Jean-Luc Caron. Il était un chef d’orchestre exceptionnel. Ses symphonies lui ont fait rencontrer un grand succès à l’époque. Il était très à l’aise dans la musique orchestrale, alors que Grieg l’était plutôt dans la miniature ». Mais à l’époque, la musique de Svendsen ne prend pas à Christiania. En revanche, il se fait un nom en France et en Allemagne.
Et les autres ?
« Il y avait un grand décalage avec ce qui se faisait ailleurs, la Norvège était en retard », explique Jean-Luc Caron. En effet, le courant impressionniste, en plein essor à la fin du XIXe siècle, n’arrive en Norvège que dans les années 1920 avec des compositeurs comme Pauline Hall ou Bjarne Brustad. D’autres se lancent dans le style expressionniste ou dans le néoclassicisme, sans grand succès.
De son temps, Grieg encourageait les artistes à voyager à l’étranger pour gagner en expérience. Si beaucoup ont appliqué ses conseils, en revenant au pays, rares sont ceux qui ont percé. « Les natifs des grandes nations occupaient largement la vie musicale », selon Jean-Luc Caron.
Ces compositeurs deviennent alors pour la plupart organistes et professeurs de musique. Iver Holter par exemple, devient chef de chœur malgré son passage à Leipzig. D’autres comme Otto Winter-Hjelm sont victimes de leur conservatisme, ou se cantonnent dans un style sans chercher à le dépasser. Christian Sinding, considéré comme l’héritier direct de Grieg, ne s’aventure pas au-delà des frontières du Romantisme allemand.