Trente-quatre ans, déjà, depuis son premier concert avec l’Orchestre de Paris ! De l’adolescente farouche à l’artiste épanouie, Hélène Grimaud tourne pour nous les pages d’un livre de notes et d’images au fil duquel les souvenirs musicaux se télescopent avec la grande Histoire.
Si quelques années lui suffirent, à l’orée de l’âge adulte, pour s’imposer comme l’une des plus célèbres pianistes de notre époque, Hélène Grimaud a relevé un défi plus redoutable encore : ne jamais décevoir ni lasser, être présente tout en cultivant la rareté. Rareté d’un répertoire ciselé par la passion, l’expérience, la réflexion. Présence/absence d’une figure dont la beauté et le mystère hitchcockiens vont de pair, autre rareté, avec une parole libre et engagée dans les grands enjeux de notre temps, en particulier la place de l’humain parmi les êtres vivants. Singularité ultime, ces mots s’incarnent dans une oeuvre littéraire authentique, dont l’histoire des interprètes n’offre guère d’exemples. Au fil de ce parcours exceptionnel, l’Orchestre de Paris tient un rang privilégié, celui d’une formation qui a guidé les premiers pas de la soliste dans l’arène d’une carrière internationale, l’a vue franchir les étapes lors d’événements mémorables, et en a, aussi, franchi quelques-unes au cours de ce compagnonnage musical exemplaire.
Vous donnez votre premier concert avec l’Orchestre de Paris le 4 février 1988, âgée de dix-huit ans, avec le Concerto de Liszt sous la direction de Pierre-Michel Durand. Il procédait de votre rencontre avec deux grandes figures qui ont fait l’histoire de l’Orchestre, l’une connue de tous, Daniel Barenboim, l’autre trop tôt disparue et un peu oubliée, son directeur général Pierre Vozlinsky, pianiste qui avait abandonné une brillante carrière pour se consacrer à la diffusion de la musique aux publics de la télévision, de la radio et des salles de concert…
Hélène Grimaud : Je suis heureuse que vous l’évoquiez, car c’était un homme rare, par son envergure intellectuelle, sa culture et sa distinction au sens le plus noble du terme. Avec Daniel, il a contribué à inscrire l’Orchestre de Paris dans le circuit des grandes formations internationales, et sa perte fut tragique pour notre vie musicale. Pierre m’avait entendue lors d’une retransmission radiophonique d’un récital au Midem de Cannes avec, entre autres, la Sonate n° 7 de Prokofiev. Il m’a alors fait auditionner par Daniel Barenboim, dont je me souviens de l’immense bienveillance : il n’était jamais écrasant, mais vous guidait avec une grande délicatesse, alliant la sûreté de son goût et de ses idées musicales à une intuition très fine de la personne qu’il avait en face de lui. Malheureusement, les occasions de se retrouver sont restées beaucoup trop rares ; j’ai dû, la mort dans l’âme, refuser à deux reprises la possibilité de jouer sous sa direction avec la Staatskapelle de Berlin, en raison d’agendas ne coïncidant pas, et n’ai donc fait l’expérience de cette magnifique phalange qu’avec des chefs invités.
Quelle image aviez-vous de l’Orchestre de Paris lors de vos débuts, étiez-vous impressionnée, ou dans l’inconscience de la jeunesse ? Vous avez évoqué, dans votre premier livre, combien vous ne vous reconnaissiez pas dans le microcosme artistique de la capitale.
H. G. : D’abord parce que je n’en faisais pas partie ! Je prenais mes cours durant la semaine au conservatoire, et rentrais à Aix le week-end. Je ne connaissais l’Orchestre que par le disque et la radio, et cette inconscience qui permet d’être dans l’action plutôt que dans l’analyse m’a sans doute aidée à ne pas demeurer paralysée. Car je réalisais bien l’importance de l’enjeu, et l’honneur qui m’était fait au travers de cette invitation.
Six ans plus tard, vous retrouvez l’Orchestre pour pas moins de cinq concerts Salle Pleyel et une tournée en Allemagne sous la direction de Semyon Bychkov avec le Concerto en sol de Ravel, l’un des piliers de votre répertoire…
H. G. : Qui ne l’était absolument pas à l’époque ! Je l’avais déjà joué, mais pour une passionnée du romantisme allemand, de sa profondeur et de sa densité, la volonté de Ravel de s’inscrire dans une tradition néo-classique mozartienne, privilégiant une forme de retenue et de détachement, présentait des écueils considérables. J’ai mis des années à trouver le juste équilibre entre expression et clarté. Le jeu plutôt vertical et direct que je privilégiais à l’époque et l’allègement des attaques impalpables du deuxième mouvement ; le rapport entre énergie rythmique et harmonie sans lequel les premier et troisième peuvent vite sonner comme du verre brisé !