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Mahler aux racines du son

Publié le 24 juin 2024 — par Claire Boisteau

— Partition d'orchestre de l'Adagietto de la Symphonie n° 5 de Gustav Mahler comportant des annotations du chef Willem Mengelberg - © Lebrecht Music Arts / Bridgeman Images

Amorcé en 2022, le projet « Mahler Originalklang » piloté par le chef Philipp von Steinaecker avec le Mahler Academy Orchestra se décline aujourd’hui au disque et en concert. Son but : restituer le son originel des symphonies du compositeur viennois.

Le questionnement de l’interprétation des répertoires passés s’est jusqu’ici concentré dans une large mesure sur la fouille des siècles antérieurs au XVIIIe. Interroger avec autant de conviction, de passion et de loyauté des musiques moins reculées dans le temps, comme celle de Gustav Mahler, est plus rare. Si l’œuvre du compositeur viennois doit sa réhabilitation dans les années 1950, après l’ostracisme imposé par le régime nazi, à l’engagement de musicologues comme Henry-Louis de La Grange et de chefs comme Bruno Walter ou Leonard Bernstein, il devra à Philipp von Steinaecker et à son initiative organologique et musicologique menée avec le Mahler Academy Orchestra d’en clarifier plus encore la compréhension. Le projet «Mahler Originalklang», initialement porté par la Fondation Busoni-Mahler et la Fondation Euregio Kulturzentrum de Toblach, aujourd’hui par la Mahler Academy de Bolzano, signe une seconde renaissance.

Questionner Mahler par les instruments

Le chef allemand, violoncelliste de formation et membre fondateur du Mahler Chamber Orchestra, fut à bonne école : accompagné par la musique de Mahler depuis son adolescence, il la pratique sous la direction de Claudio Abbado au sein du Gustav Mahler Jugendorchester avant de la croiser à nouveau avec l’Orchestre du Festival de Lucerne, toujours avec le maestro italien, dont il devient chef assistant. Parallèlement, il étudie le violoncelle baroque et assiste également John Eliot Gardiner. 

«Au fil de ce parcours, j’ai acquis une certaine façon de penser la musique, confie Philipp von Steinaecker, de lire un manuscrit en interrogeant ses racines. J’ai voulu me confronter à cette problématique avec la musique de Mahler, chercher comment elle avait été écrite, pour quels instruments, comment elle sonnait à son époque. Tout le projet “Mahler Originalklang” réside dans ce questionnement.»

La démarche est particulièrement appropriée à un compositeur qui consacra autant de soin aux timbres et aux modes de jeu instrumentaux, véritable précurseur de la mélodie de timbres systématisée la seconde école de Vienne. À un chef, aussi, qui renouvela une grande part du parc instrumental de l’Orchestre philharmonique de Vienne durant son mandat de directeur à l’Opéra de Vienne (1897-1907). «On sait quels modèles et quelles marques d’instruments Mahler a fait acheter grâce à un document qui nous reste, souligne Philipp von Steinaecker. Cette information a été très précieuse pour nos recherches.»

— Originalklang Project – Mahler Academy Orchestra

Retrouver les instruments d’époque et réapprendre à les jouer

Pour mener cette chasse au trésor inédite soutenue par la Fondation Busoni-Mahler et la Fondation Euregio Kulturzentrum de Toblach, premiers engagés dans l’aventure, le chef prospecte sur eBay et Willhaben, contacte des collectionneurs, visite des greniers et des débarras. Si certains instruments se révèlent injouables, d’autres, une fois remis en état, retrouvent le son de leur jeunesse. Des cuivres et des vents surtout, mais aussi des timbales – la paire jouée par Hans Schnellar, ami de Mahler –, loués ou achetés. Seules deux clarinettes sont refabriquées pour compléter l’instrumentarium originel.

«Il nous fallait encore comprendre les particularités de ces instruments, très différentes de celles de leurs homologues modernes, explique encore le chef. Les musiciens ont dû se familiariser avec une pratique disparue.» La collaboration avec le musicologue Clive Brown fut essentielle pour recouvrer les canons d’interprétation de l’époque et lire entre les lignes ce que les partitions ne disaient pas. «Nous avons retrouvé des modes d’expression oubliés, qui profiteraient aussi certainement plus largement au répertoire viennois du début du XXe siècle. La musique de Schönberg gagnerait beaucoup avec cette transparence du son.»

Les quarante-cinq étudiants européens qui constituent la base du Mahler Academy Orchestra, ici renforcés d’une cinquantaine de musiciens professionnels de premier plan, ont tous été surpris par le caractère et la poésie de ce son retrouvé. Les partitions, dont certaines indications de dynamique, de vibration ou de tempo pouvaient susciter l’interrogation, se sont soudain éclaircies. Les tessitures inusuelles privilégiées par Mahler ont pris tout leur sens. Le caractère grotesque ou populaire de certains passages a fleuri d’évidence, sans excès.

«Avec ces instruments, les cuivres ont une force d’attaque étonnante sans jamais couvrir les autres pupitres. Les cordes – des instruments modernes mais montées avec des cordes en boyau – sonnent chaleureusement, sans trop vibrer. C’est magnifique», s’émerveille Philipp von Steinaecker.

Deux enregistrements chez Alpha Classics

C’est ce son neuf qui a emporté Didier Martin, directeur d’Alpha Classics, dès l’écoute du master. «La pâte sonore, notamment des bois et des cuivres, est très différente de ce que l’on entend habituellement, souligne-t-il. On sent aussi le plaisir de jouer ensemble, cette synergie puissante entre musiciens étudiants et confirmés. C’est une belle expérience intergénérationnelle.» Le label du groupe Outhere Music a publié le 21 juin la Symphonie n° 9, première choisie pour inaugurer à Toblach – son lieu d’écriture et de création – le «Mahler Originalklang». Suivra la Cinquième, enregistrée à l’automne dans le cadre de la tournée de concert passant par la Philharmonie de Paris.

Zoom sur les instruments de l’orchestre à la Philharmonie

Édouard Fouré Caul-Futy, directeur du département Concerts et Spectacles, avoue lui aussi avoir totalement redécouvert la Neuvième. «Tout sonne d’une façon extraordinaire, confirme-t-il. Il nous fallait trouver un écrin et un format de concert à la mesure du projet.» La Cinquième est donc proposée, le 15 septembre prochain, précédée d’un zoom sur ces instruments historiques commentés et filmés caméra à l’épaule depuis les rangs de l’orchestre par le critique et chroniqueur musical Christian Merlin, et retransmis sur grand écran. De quoi créer une belle proximité avec les musiciens comme avec la musique de Mahler.
 

Claire Boisteau

Claire Boisteau partage son activité entre écriture et édition, et collabore avec salles de concert, festivals, artistes et orchestres, labels discographiques, maisons d’opéra et musées.