L’ethnomusicologue Ahmad Sarmast a fondé en 2010 l’Institut national afghan de musique (ANIM), institution mixte accueillant à la fois des élèves venant de familles défavorisées et les étudiants les plus prometteurs. Au cours de cet entretien, il évoque la situation politique à Kaboul et la préservation du patrimoine musical afghan.
Quels sont les derniers développements deux mois après la prise du pouvoir par les talibans ?
La situation à Kaboul est extrêmement imprévisible. Elle l’est autant que ce que l’on pouvait attendre, même s’il existait aussi un peu d’optimisme il y a un mois quand les talibans sont revenus au pouvoir à Kaboul. Il y avait alors une forte spéculation médiatique autour d’eux, pour changer leur image ou leur réputation internationale, montrer que les talibans d’aujourd’hui seraient de meilleures personnes que dans les années 1990. Nous qui sommes partis le jour où ils ont pris le pouvoir, nous voyons clairement que ce sont les mêmes personnes, les mêmes dirigeants, la même mentalité, la même cruauté et la même ignorance.
Quelle différence voyez-vous entre la situation politique de la fin des années 1990 et celle d’aujourd’hui ?
Ceux qui régissent actuellement l’Afghanistan sont les mêmes que ceux qui ont organisé un génocide culturel dans le pays, dans les années 1990. Ce sont aussi les mêmes que ceux qui ont détruit les bouddhas de Bâmiyân. L’homme qui occupe en ce moment les fonctions de Premier ministre est la personne qui a ordonné la destruction des bouddhas et celle de milliers d’œuvres d’art dans les musées afghans. Et l’homme actuellement en charge des prisonniers d’Afghanistan dirigeait, à l’époque, le ministère de la Promotion de la vertu et de la Prévention du vice. Aujourd’hui, il est question de la manière dont le nouveau régime va implanter la charia islamique en Afghanistan et dont les punitions vont se dérouler. On observe peu de différence, voire aucune, entre les talibans actuels et ceux du passé. Ils vont chercher les gens dans leur maison sur de simples bases ethniques, en les soupçonnant d’être liés au nouveau mouvement de résistance en Afghanistan. Donc, pour clarifier la présentation du pays tel qu’il est aujourd’hui, le petit espoir qui existait il y a un mois n’existe plus, il n’y a plus de place pour l’optimisme. Durant le mois qui vient de passer, les talibans ont clairement montré leur vrai visage, montré qu’ils peuvent mentir à la communauté internationale, au peuple afghan et faire tout ce qu’ils veulent. C’est pourquoi j’espère que la communauté internationale ne va pas les reconnaître, qu’elle ne va pas lever les sanctions contre eux. Reconnaître les talibans serait refuser de voir le fardeau des femmes afghanes, refuser de voir le mépris des minorités, ce serait par la même occasion reconnaître le mépris pour l’éducation, la culture et le droit au travail des femmes.
Votre école a-t-elle cessé son activité ? Quelles nouvelles avez-vous de vos élèves et enseignants ?
Mon institut est actuellement fermé, mais par ailleurs l’école ne ressemble plus à une école. Les informations et les images que je reçois de l’intérieur de l’école montrent qu’elle est devenue la base d’une milice du réseau Haqqani. Ce n’est pas simplement les cours qui sont suspendus, l’école qui est fermée, mais aussi mon personnel, mes enseignants qui n’ont pas le droit d’y entrer. Les talibans ont pénétré sans permission dans la bibliothèque instrumentale de l’ANIM. Toute l’infrastructure de l’ANIM, développée pour le mieux-être des enfants afghans et pour répondre aux besoins de l’éducation musicale, est maintenant utilisée par une bande de gens qui ne connaissent rien à l’art et n’ont aucun respect pour la musique.
Quel était votre objectif en fondant l’ANIM en 2010 ?
J’ai fondé l’ANIM avec plusieurs objectifs. Premièrement, rétablir et assurer le droit à la musique du peuple afghan. Deuxièmement, raviver et préserver les traditions musicales afghanes. Troisièmement, promouvoir la diversité musicale et culturelle en Afghanistan. Quatrièmement, créer un environnement pour la réunification de l’Afghanistan par la musique et la pratique musicale, connecter l’Afghanistan avec le reste de la communauté internationale à travers la musique et créer des ponts musicaux entre l’Afghanistan et la communauté internationale. Mais bien sûr la promotion de l’égalité des genres, de la justice sociale, de l’inclusion, a toujours été derrière les objectifs de l’ANIM. Nous pouvons ainsi résumer les idées, les missions, les engagements, les objectifs qui ont fait de l’ANIM une entité musicale et éducative unique, largement reconnue dans le monde entier grâce à de prestigieuses distinctions en musique et pour son respect des droits de l’homme. Mon objectif principal, en fondant l’ANIM, était de transformer la vie des enfants afghans, de la jeunesse et des femmes afghanes à travers la musique et l’éducation, de rendre la musique à un pays qui avait été muselé pendant au moins 5 ans. Cela vous donne toujours l’énergie et l’inspiration pour continuer d’avancer. Mais ce sont surtout l’engagement, le travail acharné de l'équipe, des professeurs et des élèves eux-mêmes, qui ont joué un rôle pour construire une école de musique surnommée « l’endroit le plus joyeux d’Afghanistan ».
Y a-t-il des collections d'instruments anciens en Afghanistan ? Sont-elles en sécurité aujourd'hui ?
Je ne suis pas très au courant de l’existence de véritables instruments de musique dans nos musées. Je sais qu’il y a un certain nombre de rubabs au musée de Kaboul et aussi quelques instruments de musique très anciens du Nouristan parmi lesquels le waj, un arc horizontal. Mais l’histoire des nombreux instruments de musique afghans remonte à des temps extrêmement anciens. Par exemple pour le rubab, considéré aujourd’hui comme un instrument national d’Afghanistan, nous pouvons remonter assez loin et voir le prototype de cet instrument dans des œuvres d’art trouvées à Gandhâra, ou dans le nord de l’Afghanistan, à Hairatan, entre l’Afghanistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. En observant des œuvres d’art anciennes trouvées lors de fouilles archéologiques en Afghanistan, vous pouvez voir le prototype de petits tambours et d’instruments de percussion, des tambourins ou des dafs. On y voit aussi différents types d’instruments à vent, il est d’ailleurs parfois difficile d’identifier s’il s’agissait d’instruments à anche double ou simple mais vous pouvez observer des flûtes jouées ainsi qu’une flûte traversière. Tous ces instruments sont encore utilisés et joués, avec bien sûr quelques changements et développements postérieurs.
Quelle était la situation des facteurs d'instruments avant la prise de pouvoir des talibans ? Qu'en est-il aujourd'hui ?
Les facteurs d’instruments sont retournés en Afghanistan après la chute des talibans en 2001 et ont commencé à reprendre la fabrication d’instruments de musique afghans. Des gens de l’est du pays qui fabriquaient des instruments ont continué de le faire dans leur province natale, mais d’autres sont partis s’installer à Kaboul. La facture instrumentale s’est aussi bien développée et maintenue dans la ville d’Hérat, et également dans la province de Badakhshan. Pour résumer, la reprise ou le renouveau de la facture instrumentale avait commencé après la chute des talibans et était lentement en train de fleurir, certains programmes éducatifs avaient même inclus la facture instrumentale en leur sein.
Votre père était un célèbre musicien. Que vous a-t-il transmis ?
Mon père a été l’un des premiers Afghans à avoir reçu une formation en musique occidentale dans la toute première école de musique d’Afghanistan qui a été fondée et a fonctionné sous l’égide du ministère de la Défense d’Afghanistan dans les années 1940. Cette école a été ouverte pendant une dizaine d’années et a formé un petit nombre de musiciens pour l’armée afghane. Il était trompettiste de métier à l’origine, mais c’était un instrumentiste aux multiples talents : il jouait merveilleusement de la mandoline, du rubab afghan, et aussi du piano. Ses talents musicaux se développant, il a rapidement quitté l’armée afghane et intégré l’Orchestre de la Radio d’Afghanistan en tant que trompettiste, mandoliniste et compositeur. Il s’est aussi formé en direction, d’abord auprès du musicien turc qui enseignait pour l’armée afghane, ensuite sous la houlette du conseiller musical soviétique arrivé en Afghanistan pour aider à promouvoir la musique et développer la scène musicale d’Afghanistan. Grâce à leur aide, il a appris les principes d’orchestration et d’harmonie, et par la suite les principes occidentaux d’harmonie et d’orchestration ont commencé lentement à être introduits dans la musique afghane. Il a été le premier Afghan à composer pour un orchestre symphonique.
Comment la tradition musicale afghane peut-elle se transmettre et quel rôle joue la notation ?
La notation occidentale a été introduite dans la musique afghane à partir des années 1940. Mon père et d’autres musiciens afghans formés en musique occidentale ont utilisé ses principes pour noter les mélodies afghanes et pour réaliser des partitions de musique afghane. Il y a eu également des tentatives dans les années 1970 pour introduire la notation occidentale dans l’enseignement des instruments afghans ainsi que pour identifier les cordes des instruments. Lorsque j’ai fondé l’ANIM nous avons introduit ce système occidental de notation dans deux départements de notre école, nous nous sommes concentrés sur la tradition afghane et la musique occidentale. L’apprentissage de la notation occidentale, de sa lecture et de son écriture était obligatoire pour tous. Nous avons commandé du matériel d’écriture, d’enseignement et d’apprentissage des instruments afghans en notation occidentale. Tous les membres des orchestres de l’ANIM, jouant d’un instrument traditionnel dans l’orchestre, restituaient leur partie écrite en notation occidentale. Nous avons transcrit leur partie de la même manière que nous avons transcrit les parties de violon, d’alto, de violoncelle et de hautbois. Et nous avons ainsi commencé à intégrer les instruments traditionnels afghans dans les partitions de notre école. Il y a de nombreux exemples de partitions où l’on peut voir un grand orchestre symphonique avec, incorporé au sein de cet orchestre, des instruments traditionnels afghans.
Quel rôle les institutions culturelles européennes, comme la Philharmonie de Paris, peuvent-elles jouer dans la préservation du patrimoine musical et instrumental afghan ?
Il existe de nombreux moyens d’aider le peuple afghan en cette période très sombre. Tout d’abord, il faut soutenir et aider les musiciens afghans sur place, rester solidaires de la musique afghane et élever votre voix afin que celle du peuple afghan ne soit pas réduite au silence. Pour ce qui est de la préservation de l’héritage musical et culturel, inclure la musique afghane dans le répertoire des orchestres européens semble indispensable. Commander des études sur la musique afghane aiderait aussi à préserver les traditions musicales afghanes. Offrir des bourses à de jeunes Afghans étudiants en musicologie pour étudier dans des institutions musicales en France et combiner la musicologie et l’ethnomusicologie à l’apprentissage d’un instrument leur permettrait de préserver les traditions musicales afghanes. Soutenir les facteurs d’instruments afghans hors d’Afghanistan serait aussi une façon merveilleuse de contribuer à ce que cette tradition et cette culture perdurent et existent lorsque l’Afghanistan retrouvera une vie normale, lorsque les talibans seront repartis. De nouveau, les musiciens, les facteurs d’instruments pourront rentrer en Afghanistan pour recréer et relancer leurs traditions musicales et rendre la musique aux communautés. Je suggérerais encore une chose : nous avons prévu d’évacuer nos élèves d’Afghanistan vers des pays d’Europe. Soutenir l’installation des élèves de l’ANIM en exil permettrait de garantir le droit à la musique du peuple afghan, notamment en offrant la possibilité à de jeunes musiciens, dont la formation n’est pas terminée, de compléter leur éducation musicale.
Propos recueillis par Alexandre Girard-Muscagorry et Pascal Huynh