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Alain Rey, le chant du départ

Publié le 28 octobre 2020 — par Alain Rey

— Alain Rey - © Dominique Carton/Opale / Bridgeman Images

Grand mélomane, le lexicographe avait collaboré à la revue Cité musiques en 2010, apportant son éclairage sur la question de l'utopie dans les arts.

L'utopie préservée

L’Utopie, pour son créateur Thomas Morus, était une société idéale, placée dans un non-lieu, dans l’imaginaire. Lorsque de tels projets cherchent à s’incarner, ils produisent leurs contraires, à la manière de ces régimes « révolutionnaires » qui tournent à la tyrannie. Mais l’utopie suscite aussi des songes poétiques, comme l’abbaye de Thélème (imaginée par Rabelais ?) ou la Cité du Soleil de Campanella. Les relations de la pensée utopiste avec les arts sont évidentes. On pense à l’architecture, poursuivant la ville idéale. Les régimes réels fondés sur l’utopie, en trahissant son nom, puisqu’ils prétendent donner lieu à ce qui n’en pouvait avoir, en gardent la nostalgie, et quand la violence du Pouvoir et de l’Histoire ochiccupent le terrain, l’esprit de l’utopie se réfugie dans l’art. Les pouvoirs de la musique sont tels que, dans le retournement fatal des imaginaires, elle garde parfois sa pureté d’utopie sur Terre. Ainsi, alors que Maïakovski s’est suicidé, Prokofiev et Chostakovitch, rejoignant un lieu de contraintes, mais aussi d’exaltation, sont allés au bout de leur inspiration.

Alors que Stravinski avait quitté sa Russie pour la Suisse de Ramuz, puis les États-Unis, Sergueï Sergueïevitch Prokofiev – qui avait développé ses dons prodigieux dans un tourbillon international, à Londres avec Diaghilev, au Japon, aux États-Unis, à Paris où il retrouve le grand chorégraphe – choisit librement, en 1932, de rejoindre non un régime, mais le peuple russe. Les contraintes qu’il subit ne semblent pas affaiblir sa créativité. Il retourne vers un néoclassicisme qu’il avait déjà pratiqué, avec la célèbre Symphonie « Classique » de 1916-1917 ; il a recours aux sources populaires, ce que n’avait cessé de faire Bartók. Écrivant des musiques de films, il s’associe à un autre génie du rythme, Eisenstein.

Ni Prokofiev, ni son cadet Chostakovitch n’ont vu tarir leurs vertus sous la pression pénible du soi-disant « réalisme socialiste » qui prétendait leur imposer les voies simples de la séduction des masses. Le drame de la guerre poussa Chostakovitch à l’héroïsme épique de sa Septième Symphonie, composée dans Leningrad assiégée et en flammes (1941). Tout ce qui subsistait des enfances de l’utopie fut ainsi préservé et exalté en mélodie, harmonie et rythme, renvoyant à l’anecdote les tracasseries de bureaucrates bornés et dénonçant musicalement les trahisons de l’Histoire.