Retour sur… Concert en soutien aux musiciens ukrainiens
5 octobre 2022
Sarah Koné, Directrice déléguée en charge de la responsabilité sociétale et des nouveaux projets : Dès le début, la Philharmonie a reçu le soutien du ministère de la Culture avec son Fonds pour l’Ukraine. C’est grâce au ministère qu’on peut réunir ce concert ce soir. À la demande d’Olivier Mantei, on a imaginé un projet qui soit dans notre cœur de métier, et pas uniquement un concert caritatif. Il y a eu beaucoup de concerts caritatifs qui ont été très importants au début, mais on voulait un projet sur le temps long, aux côtés des artistes. C’est comme ça que ce projet est né. La culture est un outil pour la paix. Il était essentiel pour nous, après ces mois à développer notre réseau qui est très fort aujourd’hui, avec tous les orchestres partenaires, d’avoir un moment ensemble, réunis, et il n’y avait pas meilleure phalange que l’orchestre de Kyiv, qui est en exil, pour représenter toutes ces femmes et ces hommes qu’on reçoit dans le réseau. Il y a toujours des musiciennes du réseau à l’Orchestre de Paris. C’est le premier orchestre à avoir ouvert ses rangs. Il y a maintenant plus d’une cinquantaine de femmes dans les orchestres nationaux français, grâce aux Forces Musicales et à l’AFO. Le réseau se développe en Europe et on fait le pari de mener ce même genre d’installation. Notre souhait, c’est que ces femmes puissent retrouver l’Ukraine en paix.
Anna Stavychenko, Directrice déléguée du Kyiv Symphony Orchestra : Nous avons lancé ce projet quelques semaines après le début de la guerre. J’ai proposé à la Philharmonie de Paris de jouer des pièces du répertoire ukrainien. Ils ont aimé l’idée, mais ils voulaient faire encore plus pour l’Ukraine et pour les musiciens ukrainiens. Alors nous avons décidé d’aider des musiciens ukrainiens poussés à l’exil par ce terrible conflit. Ce programme montre que la musique ukrainienne fait partie de la famille de la musique européenne. Et l’orchestre symphonique de Kyiv a toujours mêlé le répertoire ukrainien et le répertoire international, pour montrer ces liens. Aujourd’hui plus que jamais, il est capital de jouer ces musiques, ici, à Paris, dans cette institution majeure qu’est la Philharmonie de Paris, parce que l’Orchestre symphonique de Kyiv représente l’Ukraine. Comme je le dis souvent, depuis le début de la guerre, nous sommes tous des ambassadeurs de l’Ukraine. Nous représentons tous l’Ukraine, notre culture, notre musique.
Oleksii Pshenychnikov, violoniste du Kyiv Symphony Orchestra : Il est très important de souligner que nous avons à la fois notre culture et une tradition musicale européenne. Je trouve que c’est une conversation très agréable entre les compositeurs et les cultures.
Olha Stukalova, flûtiste du Kyiv Symphony Orchestra : Bortnianski et Berezovsky sont deux représentants majeurs de l’école ukrainienne, tout en étant liés à l’école européenne, puisqu’ils ont étudié en Italie tous les deux. Et cela tient une place toute particulière dans le cœur de notre chef d’orchestre, Luigi Gaggero, qui est italien. C’est à Maxime Berezovsky que l’on doit la toute première symphonie ukrainienne. Et l’ouverture du Faucon de Dmitri Bortnianski que nous jouons aujourd’hui, est composée sur un livret français. Donc notre programme est profondément lié à l’Europe, et à la France en particulier.
Entretiens : Tristan Duval-Cos
Réalisation et montage : Laurent Sarazin - Imaginé productions
© Cité de la musique - Philharmonie de Paris
Vous coordonnez depuis la Philharmonie de Paris l’intégration de musiciennes ukrainiennes dans des orchestres français. Quel regard portez-vous sur ce qui a été réalisé depuis avril 2022 ?
Anna Stavychenko
Nous avons aidé certaines des meilleures musiciennes d’Ukraine, issues d’orchestres prestigieux comme l’Orchestre philharmonique national, l’ensemble national de solistes Kyivska Kamerata ou l’Orchestre philharmonique d’Odesa. Dans certains cas, ce projet a littéralement sauvé la vie de musiciennes en les arrachant à la violence de l’occupation russe. Grâce à la Philharmonie et à cette initiative, elles sont non seulement aujourd’hui en sécurité, mais également en mesure de poursuivre leur carrière professionnelle, ce qui est extrêmement important pour nous dans le contexte de guerre à grande échelle que nous sommes en train de vivre.
Pourquoi était-il important de mettre en place avec la Philharmonie de Paris et les partenaires de ce projet – l’Association française des orchestres (AFO), la Réunion des opéras de France (ROF) et le syndicat professionnel Les Forces musicales – un soutien durable plutôt qu’un concert de charité ?
Lorsque l’invasion de l’Ukraine a été déclenchée par la Russie le 24 février 2022, la guerre durait déjà depuis huit ans, depuis l’annexion de la Crimée et l’invasion du Donbas en 2014. Nous devions donc réfléchir dans une perspective à long terme. Les concerts de charité sont utiles, bien sûr, pour collecter des fonds à un moment précis, mais ils n’aident pas vraiment les musiciens ukrainiens à s’adapter aux conditions de vie tragiques imposées par la guerre, ni ne donnent une visibilité durable à la culture ukrainienne.
Cette initiative française a-t-elle fait des émules dans d’autres pays européens ?
Certains orchestres, notamment en Allemagne, en Autriche ou en Pologne, invitent des musiciennes ukrainiennes pour des concerts ponctuels, mais le projet mené par la Philharmonie de Paris reste vraiment unique : il s’agit d’une initiative coordonnée par une grande institution, sollicitant un large réseau de partenaires et garantissant un engagement à long terme pour soutenir l’Ukraine et les professionnels ukrainiens de la musique classique.
L’Orchestre de Paris a été le premier, en 2022, à ouvrir ses rangs à quatre violonistes. Quelles autres phalanges se sont proposées ?
Nous collaborons actuellement avec l’Orchestre national d’Île-de-France, l’Orchestre national de France, l’Orchestre Philharmonique de Radio France, le Paris Mozart Orchestra, l’Orchestre national de Lyon, l’Orchestre national de Metz, l’Orchestre national du Capitole de Toulouse et l’Orchestre Dijon Bourgogne. Les saisons passées, nous avons également travaillé avec l’Orchestre national de Lille, l’Orchestre Victor Hugo Franche-Comté, l’Orchestre de Picardie, l’Orchestre des Pays de Savoie, l’Orchestre de chambre de Paris et Les Arts Florissants.
Depuis un an et demi, le formidable élan de solidarité que vous avez vécu au départ s’est-il amplifié ou au contraire essoufflé ?
La situation reste fragile. Certains de nos partenaires ont quitté le projet, d’autres se sont joints à nous. Et je ne parle pas uniquement des orchestres qui proposent des postes, mais aussi des mécènes qui nous aident à loger les musiciennes. Grâce au dévouement de la Philharmonie de Paris et à l’appui de Sarah Koné, directrice déléguée auprès de la Direction générale en charge de la responsabilité sociétale et des nouveaux projets, nous trouvons toujours des solutions, quel que soit le défi auquel nous sommes confrontés.
Combien de musiciennes ont été accueillies depuis avril 2022, et pour combien de temps en moyenne ?
Au total, nous avons réussi à placer une trentaine de musiciennes ukrainiennes dans des phalanges françaises. Les situations sont très variables en fonction des orchestres, mais aussi de la situation personnelle des musiciennes. Certaines d’entre elles sont en France depuis avril ou mai 2022 et travaillent encore à l’Orchestre de Paris, à l’Orchestre national de Lyon, à l’Orchestre national d’Île-de-France, à l’Orchestre national du Capitole de Toulouse ou à l’Orchestre national de Metz. D’autres sont invitées par des orchestres pour des périodes plus courtes ou pour des projets spécifiques.
Comment ces femmes ont-elles été accueillies par les musiciennes et musiciens des orchestres ?
Nous avons vu des musiciennes et musiciens français faire preuve d’un accueil et d’un soutien extrêmement chaleureux, tant sur le plan personnel que professionnel. À Lyon par exemple, certains musiciens et membres de l’administration de l’orchestre ont accueilli les musiciennes chez eux et les ont aidées à chaque étape de leur recherche de logement – ce qui est particulièrement difficile compte tenu des documents administratifs et des contrats temporaires dont nous disposons. Nous avons rencontré de nombreux et merveilleux exemples de solidarité et d’humanisme. Par ailleurs, des musiciennes et musiciens français ont proposé d’encadrer des musiciennes ukrainiennes pour partager avec elles leurs compétences professionnelles.
Quelles principales difficultés avez-vous rencontrées dans votre mission ?
La situation la plus difficile à laquelle nous avons dû faire face a été de faire sortir une violoniste de la ville occupée de Kherson. La nuit de sa fuite à travers la zone d’occupation russe a été l’une des plus stressantes de ma vie. J’ai imaginé le pire pour elle jusqu’à ce qu’elle soit finalement en sécurité à Tbilissi, en Géorgie. Quatre mois plus tard, le chef d’orchestre Yurii Kerpatenko, avec qui cette violoniste avait travaillé, a été abattu par les Russes dans sa maison à Kherson pour avoir refusé de diriger un concert à la gloire d’« une vie heureuse sous la Russie ».
La question la plus urgente reste le traitement du stress post-traumatique qui affecte les musiciennes et nuit à leur santé physique comme mentale. Certaines d’entre elles ont vu leur maison bombardée par les Russes, à Kharkiv ou dans la région de Kyiv. Nous recevons en permanence des messages concernant des connaissances, des amis et des collègues qui ont été tués sur le front ou lors des bombardements russes quotidiens qui touchent les civils dans tout le pays. La plupart d’entre nous ont perdu leur emploi en Ukraine ainsi que de nombreux membres de leur famille. Enfin nous partageons le traumatisme collectif d’avoir survécu à la guerre qui ravage notre pays, à la perte de nos vies antérieures, à la peur quotidienne pour notre famille et nos amis restés sur place et à l’incertitude quant à notre situation.
Le logement reste l’un des points les plus préoccupants en France pour les musiciennes réfugiées, en particulier dans la région parisienne. Elles doivent également faire face aux problèmes administratifs et à la complexité du système français en ce qui concerne le statut d’intermittent, l’assurance maladie et les impôts. La protection temporaire qui nous est accordée par l’Union européenne est relativement récente, et nous, exilées, aussi bien que l’administration de notre pays d’accueil, devons faire en sorte qu’elle fonctionne d’une manière ou d’une autre.
Du point de vue des musiciennes, quelle est leur principale préoccupation ?
La préoccupation partagée à l’unanimité par les musiciennes est de devoir vivre avec et faire face à une incertitude permanente quant à leur avenir.
La culture est un enjeu majeur au cœur de ce conflit, qui n’est pas seulement une guerre territoriale, mais aussi une guerre culturelle : la Russie veut détruire l’identité ukrainienne. Pour les musiciennes, continuer à jouer au sein d’orchestres français et valoriser le répertoire national en Europe est-il un véritable acte de résistance ?
Il s’agit bien, en effet, d’une guerre contre notre identité nationale, c’est le cœur même de cette agression barbare. Continuer à être ce que nous sommes, professionnellement, et avoir le privilège de parler de notre pays et de son patrimoine musical sont notre façon de résister et de servir l’Ukraine.
Est-ce dans cet état d’esprit qu’a été fondé le Quatuor Bleu et Or, qui réunit des musiciens ukrainiens pour populariser le répertoire ukrainien ?
Oui, tout à fait. Et après avoir fondé le Quatuor Bleu et Or en juin 2022, j’ai également créé le 1991 Project, une association à but non lucratif dont l’objectif est de promouvoir la musique ukrainienne à travers la production de concerts et d’événements culturels et éducatifs. Cette association s’efforce de donner une visibilité au répertoire musical ukrainien à travers les liens étroits qu’il entretient avec les traditions culturelles européennes. Nous avons organisé les Journées Silvestrov à Paris, le festival Rendez-vous ukrainien, et avons supervisé l’invitation du Quatuor Bleu et Or au Festival de Glanum à Saint-Rémy-de-Provence et au Septembre musical de l’Orne. Huit acteurs du projet de mission de la Philharmonie de Paris sont impliqués dans les activités du 1991 Project, et nous participons également au soutien d’autres musiciens, avec l’aide des Columbia Global Centers, du Columbia Institute for Ideas and Imagination, de l’ambassade d’Ukraine à Paris et de la Fondation EHA (Education Health and the Arts). C’est notre modeste façon de faire entendre la voix de l’Ukraine dans le paysage de la musique classique.
Vous étiez jusqu’à peu directrice exécutive du Kyiv Symphony Orchestra, aujourd’hui exilé en Allemagne. Où en êtes-vous avec lui ?
J’ai malheureusement été contrainte, avec la plupart de notre formidable équipe, de quitter le Kyiv Symphony Orchestra en décembre 2022 suite à des divergences d’opinion fondamentales concernant la direction de l’orchestre et son éthique de travail. Les choses se sont considérablement aggravées depuis l’invasion de l’Ukraine et l’évacuation de l’orchestre en Allemagne. Cette décision a été très difficile à prendre, et je la ressens encore comme un profond traumatisme professionnel car je me suis beaucoup investie dans l’orchestre, avant et après le début de la guerre. Avec lui, j’ai tout de même pu réaliser un rêve personnel : j’ai œuvré en faveur de la première exécution en Ukraine de Tristan et Isolde de Wagner à l’Opéra national d’Ukraine, quelques mois avant la guerre. Je travaillais également sur des projets qui étaient amenés à se concrétiser dans le monde entier, mais la guerre affecte nos vies et détruit nos rêves d’une manière que l’on n’attend pas.