Chaque matin, avant de se mettre au travail, Betsy Jolas lit quelques pages d’un livre laissé sur la table basse de son salon. Les ouvrages préparés pour ce rituel éclairent son univers et sont autant de fils à tirer pour reconstituer un parcours aussi riche que singulier. Souvenirs de rencontres fondatrices, ils témoignent aussi de la curiosité toujours en éveil de la compositrice de 96 ans.
Sur la couverture de Colombey est une fête d’Aurélie Chenot figure une photo de James Joyce avec Eugène Jolas, le père de Betsy. Dans les années 1920, ce poète et journaliste habita une maison de Colombey-les-Deux-Églises qui allait ensuite devenir la résidence du général de Gaulle ! Dans son enfance, Betsy croise non seulement Joyce, mais aussi Samuel Beckett et Gertrude Stein. Des écrivains édités dans la revue Transition fondée par son père, où paraît en feuilleton Finnegans Wake de Joyce. Sa mère Maria, traductrice originaire du Kentucky et par ailleurs excellente chanteuse, la familiarise avec le lied germanique, la mélodie française (Debussy notamment) et le spiritual américain. Sa propre musique conservera des traces de cette immersion, dans Frauenleben (1994) et Frauenliebe (2010) par exemple, deux partitions pour alto et piano qui se réfèrent à Schumann. Lorsqu’émerge la vocation musicale de Betsy, Maria Jolas a deux injonctions : cette activité doit lui permettre de gagner sa vie ; créer, oui, mais dans l’avant-garde.
« Vous connaissez ce livre ? », interroge Betsy Jolas en désignant le Roland de Lassus d’Annie Cœurdevey. En 1940, quand ses parents décident de s’installer à New York pour fuir la guerre, elle chante dans les Dessoff Choirs dirigés par Paul Boepple. Au programme de son premier concert : uniquement du Lassus. C’est une révélation, un « éblouissement dont je ne suis jamais revenue », confie-t-elle. Elle se délecte également de la correspondance du « divin Orlande », dont les lettres mêlent plusieurs langues, comme les romans de Joyce : « C’est du Rabelais ! »
Le chemin vers la modernité passe donc par la Renaissance. Betsy Jolas étudie le contrepoint dans le style de Palestrina pendant ses études au Bennington College, dans le Vermont, où elle obtient un Bachelor of Arts. Par la suite, elle adaptera des œuvres de la Renaissance et du premier Baroque (Quatre Psaumes d’Heinrich Schütz pour orchestre en 1996, Lassus-Fantaisie pour quatre chanteurs et quatuor de saxophones en 2016). Surtout, elle enracinera sa création dans cette terre nourricière. Si Perriault le déluné (clin d’œil au Pierrot lunaire de Schönberg), « comédie-madrigal » sur des textes de son fils Frédéric-Eugène Illouz, fait directement référence à la fin du XVIe siècle, elle privilégie dans l’ensemble de sa musique une souplesse contrapuntique héritée de la Renaissance. Elle reste d’ailleurs attachée à la mélodie, dont elle regrette le désintérêt chez nombre de musiciens actuels, et à l’expression, « un mot interdit », craint-elle.
Elle se tient au courant des dernières avancées de la recherche musicologique. Un livre comme Le Modèle et l’Invention. Olivier Messiaen et la technique de l’emprunt d’Yves Balmer, Thomas Lacôte et Christopher Brent Murray la captive d’autant plus qu’il concerne son professeur d’analyse au Conservatoire de Paris. Car après la guerre, sa famille revient en France. Pour une jeune femme formée à la méthode Dalcroze (dont Paul Boepple était un adepte), qui a l’habitude d’apprendre en expérimentant et en interprétant le répertoire, la douche est fraîche. Elle suit les cours de Messiaen, étudie la fugue avec Simone Plé-Caussade et décroche un deuxième accessit dans la classe de composition de Darius Milhaud : « Je n’étais pas une élève brillante ! » Un encouragement, somme toute, pour les élèves qui ont besoin de temps pour affermir leur personnalité.
Professeur d’analyse, puis de composition au conservatoire après avoir été l’assistante de Messiaen, elle a le sentiment d’avoir été plus exigeante avec ses rares élèves femmes. Peut-être souhaitait-elle les préparer aux difficultés que doivent affronter les compositrices ? Elle-même avait cru, dans sa jeunesse, qu’elle n’embrasserait jamais cette carrière, tant le milieu était accaparé par les hommes. Pendant longtemps, elle sera la « première », voire la « seule » femme d’un monde masculin : seule femme jouée au Domaine musical de Pierre Boulez, où est créé son Quatuor II pour soprano colorature et trio à cordes en 1966.
« Quel dommage d’avoir traduit ainsi le titre de ce livre formidable », déplore Betsy Jolas au sujet de la Brève histoire des musiques actuelles de Hans Ulrich Obrist, une série d’entretiens avec des compositeurs en activité entre 1950 et 1980. La diversité du champ esthétique de l’ouvrage est à l’image de l’éclectisme de la compositrice franco-américaine. Dans les années 1960, elle apprend son « métier » en composant pour la Radio, adoubée par Henri Dutilleux, son « grand frère », plaisante-t-elle. La cantate radiophonique Dans la chaleur vacante, sur un texte d’André du Bouchet, dirigée par Gilbert Amy (« mon petit frère ! »), reste à ce titre une expérience marquante.
Elle traite parfois la voix – d’emblée au cœur de sa création – comme un instrument, notamment dans des partitions dont le titre renvoie à des genres instrumentaux : Quatuor II, Sonate à 12 pour douze voix sans texte (1970) ou le Concerto-Fantaisie : « O Night, Oh… » qui intègre un chœur mixte (2001). À l’inverse, les instruments se glissent dans la peau d’un chanteur, comme dans Frauenleben et Frauenliebe, D’un opéra de voyage pour ensemble instrumental (1967) et les Onze Lieder pour trompette et orchestre de chambre (1977) sur lesquels plane également l’ombre de Miles Davis (le second fils de Betsy Jolas, Antoine, est trompettiste de jazz).
Sur la table du salon, la présence du catalogue de l’exposition que la Fondation Louis Vuitton consacre à Joan Mitchell semble aller de soi. Passionnée depuis toujours par la peinture et la sculpture (sa fille Claire est artiste peintre et graveur), la compositrice a de surcroît côtoyé la peintre américaine lorsqu’elles habitaient toutes deux à Vétheuil. Aujourd’hui encore, elle s’émeut à la vue de Quatuor II for Betsy Jolas, un ensemble de quatre toiles inspiré par sa partition, exposé à Paris et habituellement conservé au Musée de Grenoble. Certains jours, elle lit quelques pages de la correspondance entre Liszt et Wagner, ou consulte le dernier numéro des Cahiers Berlioz. Trop modeste, elle ne clamera jamais, comme l’auteur de la Symphonie fantastique : « Ma vie est un grand roman qui m’intéresse beaucoup. » Il n’empêche : la vie de Betsy Jolas est un grand roman qui nous intéresse beaucoup.
Propos recueillis par Hélène Cao chez Betsy Jolas, le 15 novembre 2022