Les chansons des Fab Four ressurgissent régulièrement dans le répertoire du pianiste américain, qu’il se produise en solo ou en trio.
En 2014, interrogé par le site audiophile Qobuz qui lui demandait quel était son disque de chevet, Brad Mehldau hésitait entre Sergent Pepper’s Lonely Hearts Club Band et l’« Album blanc », soit deux des chefs-d’œuvre de la discographie des Beatles. Le pianiste expliquait qu’il faisait alors découvrir ces disques à ses jeunes enfants : « Il y a tant de choses à dire sur ces enregistrements ; je les joue pour eux chaque jour depuis trois mois et nous découvrons à chaque fois de nouvelles choses tant ils sont riches. » À l’aune d’un tel commentaire, on ne sera pas surpris que Brad Mehldau cultive depuis des années certaines chansons des Beatles comme de véritables standards, ni qu’il ait décidé de leur consacrer tout un concert.
Il fut un temps où les Beatles étaient vus comme l’antithèse du jazz, décriés pour avoir soi-disant détourné la jeunesse de la musique noire et ringardisé le swing au nom du rock’n’roll. Aussi, lorsqu’un jazzman, de Count Basie à Grant Green en passant par Wes Montgomery, se hasardait à vouloir intégrer à son répertoire une chanson des « quatre garçons dans le vent », il ne manquait pas de se faire taxer d’opportunisme sinon de forfaiture, par la critique comme par les puristes. Il n’est pas faux, en outre, qu’à l’époque, les tentatives de reprise aient été souvent maladroites et donné lieu à des résultats pas toujours mémorables.
« And I Love Her » (solo, 2016)
Ce n’est, au fond, que depuis qu’est arrivée au devant de la scène une génération qui a grandi avec cette musique dans le casque que les chansons des Beatles ont trouvé sous les doigts des jazzmen des interprétations à leur juste mesure, qui ne cèdent en rien à la force mélodique originelle des chansons tout en s’offrant comme des vecteurs d’improvisation dignes des meilleurs airs de Cole Porter ou de Gershwin. Comme de nombreux musiciens dont il a croisé la route, de Chris Potter (« Yesterday ») à Pat Metheny (« And I Love Her ») en passant par Avishai Cohen (« Come Together ») ou Fred Hersch (« When I’m Sixty-Four ») qui ne se sont pas privés d’enregistrer une version de leur chanson préférée, Brad Mehldau fait partie de ces jazzmen pour qui le répertoire de Lennon et McCartney est tout aussi naturel que les chansons de Stevie Wonder, les classiques de Tom Jobim ou les thèmes de Thelonious Monk. Lui-même l’a affirmé dès le premier volume de sa série The Art of the Trio, paru en 1997, dans lequel il donnait son interprétation de « Blackbird », extrait du fameux « Album blanc » (1968).
Formé sur la scène du club Smalls et longtemps accompagnateur de Jimmy Cobb, ancien batteur de Miles Davis, Brad Mehldau fait partie d’une génération qui, si elle a tenu à assimiler le jazz dans la plus grande exigence de son langage et s’est fait un devoir de manifester un swing irréprochable, ne limite pas ses horizons au seul répertoire des standards. Revendiquant l’influence du classique, et notamment celle de Bach et Brahms, dans sa réflexion sur l’improvisation et la composition ainsi que la manière dont elles peuvent mutuellement s’alimenter, le pianiste a aussi eu à cœur d’intégrer à son propos une fibre mélodique et des couleurs harmoniques typiquement pop dont les Beatles ont constitué un sommet. La culture sonore, le travail de production mené en studio par les Fab Four avec la complicité de leur producteur George Martin ont également influencé une partie de sa production, à commencer par l’album Largo (2002) dans lequel figurait une reprise de « Dear Prudence », autre classique tiré du « White Album ».
« Martha, My Dear » (solo)