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Karlheinz Stockhausen, Écouter en découvreur

Publié le 11 janvier 2016 — par Le Magazine

© Philharmonie de Paris

Pour la première fois en français, une collection de textes de Karlheinz Stockhausen couvrant l’ensemble de sa carrière : textes manifestes, entretiens, émissions radiophoniques, conférences, notices d’œuvres, extraits de carnets d’esquisses, et autres écrits de circonstances. Extrait.

Vous êtes né en 1928 à Mödrath, près de Bergheim, une localité dans le bassin minier rhénan qui a aujourd’hui disparu, et, à onze ans, vous avez connu le début de la guerre. Comment avez-vous vécu ces années de guerre ?

Cruellement, avec la première incorporation de mon père, qui était instituteur à Altenberg, tout d’abord à la base aérienne de Cologne-Wahn (qui n’était pas très éloignée) pendant la première crise des Sudètes. Lorsqu’il a été mobilisé pour la seconde fois, au début de la guerre, les choses ont nettement changé chez nous, à la maison. On m’a alors envoyé, à l’âge de douze ans, dans un Lehrerbildungsanstalt (institut de formation des maîtres) — précisément parce que mon père n’était plus à la maison —, une école normale à Xanten en Basse-Rhénanie. J’y suis resté jusqu’à l’automne 1944, consacrant beaucoup de temps au sport, à une formation idéologique nouvelle, à la musique. Je jouais de trois instruments dans différents orchestres de cet institut. En 1944, j’ai dû travailler pendant environ deux mois sur la ligne Siegfried. Nous devions creuser des fossés...

Où était-ce, près de Cologne ?

Non, c’était plus à l’ouest, là où, contre les troupes anglaises et américaines qui attaquaient, on faisait creuser des fossés antichars aux jeunes et aux vieux non mobilisés. Les condisciples de ma classe ont été incorporés. Comme j’avais environ deux ans de moins que les autres, je suis resté seul avec un deuxième adolescent qui ne pouvait être appelé pour des raisons physiques, avant d’être envoyé à Bedburg an der Erft, où un château avait été transformé en hôpital de campagne. J’y ai passé plusieurs mois, de la fin 1944 jusqu’au printemps 1945, comme auxiliaire médical, et j’ai aidé à soigner des centaines de blessés tous les jours. J’ai donc vécu beaucoup d’événements effroyables. Nous étions en outre constamment visés par les chasseurs-bombardiers, malgré la gigantesque croix rouge sur le toit et sur l’esplanade.

Pendant la guerre, à partir de 1940 environ, j’ai passé toutes les nuits dans des caves, surtout celle de l’école de Xanten, où à chaque alerte aérienne nous devions aussitôt nous réfugier. Toute la cave était garnie de nattes de paille pour les quelque deux cents « Jungmannen » (jeunes hommes). Je me suis très souvent porté volontaire pour combattre les incendies. Nous vivions dans un vieux monastère entouré d’une enceinte. Nous devions aller et venir sur ces murs, et prendre garde, quand des bombes incendiaires tombaient, à les éteindre aussitôt. J’ai donc connu la guerre sous tous ses aspects ; mais je n’ai moi-même jamais été appelé sous les drapeaux et n’ai pas pris directement part aux combats.

À la fin de la guerre, vous étiez orphelin : votre mère a été victime de l’euthanasie en 1941 et votre père a été tué en 1945. En 1947, vous êtes parti pour Cologne sans un sou en poche. Vous avez dit un jour que vous étiez comme un rat sorti de son trou. Vous y êtes arrivé décidé à faire des études pour devenir professeur d’éducation musicale. De quoi viviez-vous ?

Dès mon enfance, pendant les vacances, je faisais l’après-midi, dans des fermes, tous les travaux possibles et imaginables. C’étaient des travaux très intéressants. Suivant la saison, on cueillait des marguerites et on les vendait quinze pfennigs le bouquet, on cueillait des fruits des bois, on ramassait des doryphores ou des pommes de terre. Les possibilités de gagner de l’argent étaient nombreuses, et pendant que j’étais à la Staatsschule (école d’État), aussi souvent qu’on me le permettait, je travaillais comme pompier volontaire. Surtout, pendant les vacances, quand les autres rentraient à la maison, je me faisais des à-côtés, dès cette époque, en improvisant au piano et en jouant du jazz et de la variété. C’est ce qui m’a permis de garder la tête hors de l’eau aussitôt apreès la guerre.

Il y avait un théâtre d’opérette à Blecher, près d’Altenberg. Dès l’âge de dix-sept ans, j’ai pu faire répéter des opérettes et recevoir pour cela un peu d’argent, ainsi que pour les représentations, que je dirigeais du piano.

Je jouais régulièrement aussi pour des cours de danse. Quand je rentrais de Bergisch Gladbach à bicyclette, de l’école à la maison, j’allais l’après-midi dans les salles de danse des villages et j’accompagnais les cours de danse pour deux marks de l’heure.

Je ne l’ai pas évoqué tout à l’heure, mais aussitôt après la guerre, jusqu’au printemps 1946, j’ai été pendant presque un an valet de ferme chez un paysan. J’avais donc assez à manger, et je recevais trente marks par mois, un mark de salaire par jour. L’essentiel était de pouvoir rapporter suffisamment de choses à la maison pour subvenir aux besoins de mes frères et sœurs.

Mais tout cela, c’était avant vos études.

Oui, et après Pâques 1946 je suis allé au lycée à Bergisch Gladbach. Comme le baccalauréat que j’avais déjà passé n’était pas reconnu, j’ai dû en repasser un en 1947, après une année dans un lycée classique. Je m’y suis fait beaucoup d’amis, qui m’ont aussi recommandé. J’accompagnais des cours de danse, et quand je suis arrivé à Cologne, je faisais du jazz presque tous les soirs, dans un bar ou dans un restaurant — en petite formation avec deux ou trois musiciens, ou seul —, si bien que je connais beaucoup de boîtes de nuit et de bars à Cologne. Pendant six mois, j’ai également joué tous les soirs dans l’Alteburger Straße, où il y avait une sorte de boîte de nuit pour les soldats américains et les trafiquants du marché noir. On pouvait y gagner pas mal d’argent.

J’ai donc joué beaucoup de musique de divertissement pendant mes études. Puis, j’ai voyagé à travers l’Allemagne pendant un an comme improvisateur avec un prestidigitateur, Adrion. Je gagnais alors suffisamment d’argent pour être en mesure d’en donner un peu aux autres.

Vous avez commencé par étudier l’éducation musicale. Était-ce aussi le souhait de votre père, que vous soyez professeur ?

Non, j’ai envisagé des possibilités très différentes avant de savoir que j’allais étudier l’éducation musicale. Je voulais d’abord étudier l’histoire à Cologne, parce que j’avais été très bon en histoire au baccalauréat. Ensuite, pendant un temps, j’ai songé à devenir garde forestier, et j’ai passé l’examen national de garde forestier. Mon père était un amateur passionné de chasse. Il venait d’une famille de paysans, tout comme ma mère. J’ai donc passé l’examen du permis de chasse et songé pendant un temps à faire une carrière forestière.

Le destin a voulu que j’écrive au Conservatoire de Cologne et que je pose ma candidature à l’examen d’admission en éducation musicale. Comme cela n’a pas marché, j’ai été pris dans la classe de piano solo. Un violoniste de Blecher, un certain Monsieur Müller — qui jouait dans l’Orchestre symphonique de la société IG Farben à Leverkusen après avoir été mis à la porte la porte de la radio (où il était d’abord devenu premier violon solo) car il avait été membre du NSDAP —, m’avait fait faire de tels progrès au piano que j’ai réussi l’examen d’entrée à Cologne. C’était très intéressant. L’examen d’entrée se déroulait au Palais Oppenheim, sur le Rhin, et était présidé par Walter Braunfels, alors directeur du Conservatoire, compositeur connu et bon pianiste. Il m’a dit : « Mets-toi dans le coin. » J’ai dû me mettre dans le coin, et il s’est alors mis à jouer des intervalles, dans l’aigu et le grave du piano, et beaucoup d’accords, me demandant de nommer les notes. Par chance — j’ai sué sang et eau —, les réponses que j’ai faites, souvent en devinant, étaient presque toutes justes. Avant cet exercice, j’ai dû jouer de la musique pour piano de trois époques, ce que Monsieur Müller m’avait appris. J’ai donc réussi l’examen d’entrée.

Au bout d’un an, j’ai eu le sentiment que les études de piano ne me suffisaient pas. Au début de mes études, je m’étais inscrit en musicologie à l’université. Dès ma scolarité à Bergisch Gladbach, je m’étais intéressé à l’histoire de la musique. Au lycée, un ami, Hermann-Josef Knickenberg, m’avait copié quelque cent cinquante pages dactylographiées d’un livre d’histoire de la musique, parce que je voulais savoir ce que c’était vraiment, l’histoire de la musique. Je ne l’avais jamais étudiée, ni jamais entendu de musique classique auparavant, excepté à l’école de Xanten — une symphonie de Haydn par l’orchestre de l’école, le summum de la musique classique. J’ai joué par ailleurs dans l’orchestre de salon et dans le groupe de jazz.

Je suis donc arrivé dans le département d’éducation musicale après un an d’étude du piano. J’ai également passé les épreuves théoriques, et poursuivi les études d’éducation musicale jusqu’à l’examen d’État, toujours parallèlement à la philosophie, à la musicologie et à la littérature allemande à l’université.



Karlheinz Stockhausen, Écouter en découvreur, édition établie par Imke Misch, traduit de l’allemand par Laurent Cantagrel et Dennis Collins, Paris, La rue musicale [écrits de compositeurs], 2016, p. 29-33.