Êtes-vous un obsessionnel du contrôle ?
Dans la vie d’un musicien d’orchestre et d’un chef d’orchestre, c’est marrant, car on est souvent obsédé par la précision, la rigueur, la propreté, l’hygiène on pourrait dire. Il est tout à fait possible d’en faire trop, de ne voir que le côté « S’il y a un arbre, il ne faut pas le percuter et on roule... » Et puis, bien sûr, on le percute parce qu’on se concentre uniquement là-dessus. Et ça peut arriver et ça m’arrive aussi, quand, au début, quelque chose fonctionne et je ne vois que le problème, il faut alors trouver une solution. Vous savez, pour moi, le sentiment le plus intense est de trouver le sens de chaque phrase, d’essayer de ne pas seulement la voir d’un point de vue pragmatique, mais de la voir autrement. « Quelle est cette phrase ? » C’est une forme qui tombe comme un papillon qui vole, ou quelque chose comme ça. On essaie de garder ce moment. Quand on a des musiciens comme ça, c’est merveilleux parce qu’ils comprennent très bien et veulent comprendre. Mais ce sont des choses avec lesquelles nous tous, musiciens, avons du mal à trouver l’équilibre entre l’obsession d’être rigoureux et la liberté. Et bien sûr, être libre est une illusion, car on n’est jamais libre. On est libre quand on sait que l’on peut l’être et qu’on a un cadre. Le plus important quand on joue de la musique ensemble, et surtout avec un groupe important, c’est le contexte et le cadre : « Quel est le cadre de cette forme ou de cette phrase ? ». Ensuite, on donne de la liberté, ils nous donnent quelque chose en retour, et le dialogue peut alors commencer.
Avez-vous des rituels d’avant-concert ?
J’essaie d’éviter les habitudes, car la vie de chef d’orchestre est en perpétuel mouvement, chaque concert est différent. Parfois, on répète le matin. En tournée, on peut avoir un sujet à traiter juste avant la répétition, quelques minutes avant. J’ai donc essayé d’éviter d’avoir un rituel pour ne pas stresser quand je ne peux pas, à cause de différentes circonstances. Mais le plus important, c’est la concentration. C’est la base de tout art, je dirais, car il faut être capable de se concentrer longtemps, et vraiment garder l’attention, car dès qu’on la perd, on est perdu. Et donc je dois m’assurer d’avoir bien mangé. Les bananes, c’est un excellent en-cas que l’on peut trouver n’importe où dans le monde, et puis de l’eau. Je m’assure de bien m’hydrater, parce que c’est aussi un sport à part entière. J’essaie de ne pas trop en faire, mais parfois, il faut donner de l’énergie à l’orchestre. Quand on porte beaucoup de vêtements, on peut transpirer un peu. Mais j’essaie de ne pas en faire trop. Ce n’est jamais pour le public, toujours uniquement pour l’orchestre. Et les gestes aussi, c’est très relatif. Je n’ai jamais planifié un seul geste, comment je fais ceci ou cela serait étrange, car ça ne se passerait pas comme prévu. Il faut toujours se dire : « OK, maintenant ils ont besoin de moi ». La préparation, c’est donc s’assurer que son esprit fonctionne quand il le faut.
Qu’avez-vous appris de la France et des Français ?
Je dois dire que je suis toujours très amoureux de cette ville. Elle n’a pas changé du tout. Bien sûr, j’ai appris à la connaître davantage avec le temps. J’ai aussi débuté à l’orchestre pendant la pandémie, c’était une période très particulière. Donc, d’une certaine manière, ça a été en constante expansion. J’aime vraiment la beauté que voient les gens dans une émotion, un lieu, un parc, un beau bâtiment. Aussi la façon dont on peut profiter de la vie... C’est pareil avec la musique, quand on s’y met on peut trouver tellement plus ! Et il faut être assez vulnérable et courageux pour y aller, pour recevoir. J’aime aussi la beauté dans l’art de l’argumentation, c’est très intéressant. Par exemple en tant que chef d’orchestre, je ne veux jamais dire « Faites ceci », parce que ce n’est pas la vérité. Je n’ai pas la vérité. Je suis juste un interprète. C’est une interprétation de la vérité. Et ce que j’aime aussi beaucoup avec l’orchestre c’est que nous avons un dialogue très agréable, toujours très équilibré, j’ai beaucoup appris d’eux, d’une certaine manière, « Quel est le sens de cette musique, et comment puis-je l’expliquer ? ». C’est magnifique, il y a une grande poésie en France et chez les Français.
Votre interprétation a-t-elle changé depuis votre arrivée à l’Orchestre de Paris ?
Ce que je trouve magnifique dans un orchestre, c’est qu’il est en constante évolution. Chaque jour est différent, les musiciens changent au fur et à mesure. Mais nous changeons énormément en tant qu’individus, et c’est très beau. Et cela rend chaque concert si vivant, car chaque concert est différent. Mais je repensais justement, ce matin à la répétition, à la différence de diriger cet orchestre aujourd’hui par rapport à l’époque. Et j’ai toujours aimé ça. Ça ne m’a jamais posé de problème, ni créé d’angoisse, c’est tellement agréable de faire de la musique avec des gens que l’on connaît vraiment bien, car en musique, tout ce qui est bien fait prend du temps. C’est drôle parce que mon travail consiste, en quelque sorte, à utiliser l’imagination des autres. Et il faut connaître les autres pour utiliser leur imagination. Et bien sûr, les meilleurs résultats naissent toujours du dialogue. Ce que je trouve incroyable dans cet orchestre, c’est sa profonde musicalité, son intelligence musicale, c’est fou ! Je crois que je n’ai jamais rencontré un orchestre aussi assidu et doté d’un tel esprit d’analyse pour interpréter presque n’importe quelle pièce. On a joué beaucoup de musique, nouvelle et ancienne, et toutes ces expériences ont été vraiment merveilleuses. Jusqu’ici, c’est un beau voyage. Ils ont été extrêmement courageux, car ils m’ont fait confiance quand j’étais très jeune et peu expérimenté. Je n’oublierai jamais ça. Ils ont été très gentils avec moi quand j’étais plus jeune. Bien sûr, on a joué tellement ensemble et interprété tant de répertoires que les choses prennent beaucoup moins de temps pour arriver au même résultat qu’avant. Ça ne s’arrête jamais, on continue toujours à chercher. Il a des pièces que nous avons jouées de nombreuses fois comme la Symphonie fantastique par exemple que nous avons dû jouer une vingtaine de fois et que nous avons aussi enregistrés. On va la reprendre en tournée. On a répété cette pièce hier, elle était d’une fraîcheur incroyable ! Ca ne s’arrête jamais.
Vous dirigez des œuvres contemporaines relevant de tous les styles. Qu’attendez-vous d’une pièce nouvelle pour qu’elle vous séduise ?
J’adore la musique contemporaine parce qu’elle sonne tellement différemment. Les pièces écrites aujourd’hui présentent une telle variété, un tel éventail de styles. Et d’une certaine manière, ces pièces pour la saison prochaine montrent que toutes les pièces écrites cette année ou l’année dernière, que nous allons jouer en première française ou mondiale, sont si différentes dans leur style, et c’est tellement merveilleux. C’est une richesse. Bien sûr, j’ai mes opinions et mes goûts concernant la nouvelle musique. Mais l’une de mes plus grandes joies est aussi d’en présenter une sélection au public. Je suis très fier de la saison prochaine, avec Hillsborough, Reid et Zinoviev. Et bien sûr Pascal Dusapin, Guillaume Connesson. Ce sera très intéressant et ils sont tous très différents. Et ils exigent aussi des choses très différentes de la part de l’orchestre et de moi. Et bien sûr, une chose importante, c’est l’acoustique de la salle. Et cela vaut toujours, je crois, non seulement pour la musique contemporaine, pour tout le répertoire, mais particulièrement pour la musique contemporaine. C’est fou, car on y retrouve une transparence incroyable. On perçoit plusieurs niveaux à la fois, à la fois l’ambiance et la personnalité de la salle. Une magnifique résonance ronde. La Philharmonie est un endroit merveilleux pour le ressentir.
Quelle partition contemporaine vous a donné le plus de fil à retordre ?
Le moment le plus inoubliable avec une nouvelle partition a été à la Philharmonie. On m’a demandé d’interpréter une pièce de Pierre Boulez pour chœur, soliste et orchestre. On m’a annoncé cela quelques jours avant, il y avait eu une annulation, c’était pendant la pandémie. Il n’y avait pas de public, c’était pour une retransmission en direct. J’ai eu quelques jours pour étudier la partition, et ce fut une expérience merveilleuse, je dois dire, mais je ne pense pas avoir jamais étudié quelque chose d’aussi dur. C’était magnifique, j’ai beaucoup aimé, jouer cette pièce avec cet orchestre c’était vraiment particulier, car ils respiraient cette musique.
Jouerez-vous de la musique de chambre la saison prochaine ?
Jouer de la musique de chambre est pour moi l’une des plus grandes joies dans la vie. Ils sont très sympas à la Philharmonie de Paris car ils me laissent continuer à jouer du violoncelle, et j’adore ça ! Jouer avec d’autres, c’est ce qu’il y a de mieux. Jouer de la musique de chambre avec « mes » musiciens, ce ne sont pas « mes » musiciens, bien sûr, ce sont des personnes avec qui j’aime travailler et que je connais très bien. C’est formidable, car cela enrichit aussi beaucoup la performance avec l’orchestre. Jouer de la musique de chambre crée une connexion très particulière. Je suis très honoré de jouer avec deux personnes formidables : Yunchan Lim et Nobuyuki Tsujii, deux grands pianistes très différents, avec qui je vais jouer deux grands quintettes du répertoire. J’attends la saison prochaine avec impatience et ce sera encore une fois un moment merveilleux de connexion avec les musiciens de simplement jouer cette musique. Il n’y a rien de plus beau que de jouer de la musique de chambre. C’est encore plus fort que diriger Le Sacre du printemps ou la Symphonie fantastique, qui est aussi ma préférée. Mais il y a quelque chose de particulier. On est à la fois si vulnérable, si fragile, et en même temps, on trouve une telle richesse. À chaque fois le concert est différent, et la beauté de ces pièces est insurpassable.
Quelles pièces faites-vous entrer dans votre répertoire cette saison ?
La saison prochaine je vais diriger Bizet et la Symphonie en ré de César Franck pour la première fois. Ce sont deux œuvres qui, surtout la symphonie de Franck, étaient autrefois très jouées, et qui sont maintenant un peu démodées, mais c’est une musique magnifique que nous allons reprendre en tournée. J’ai beaucoup appris de cet orchestre et j’espère qu’ils ont aussi appris un peu de moi. Mais ce genre de pièces est très intéressant, car bien sûr, la musique est un langage et les compositeurs parlent des langues différentes. Je ne dis pas que la musique française doit être jouée par un orchestre français et la musique allemande uniquement par un orchestre allemand. C’est une langue internationale. Mais chaque fois que nous jouons un grand répertoire français, j’entends vraiment le son et la couleur de l’orchestre. Et bien sûr, cela fait partie d’une tradition. Cela fait partie d’une lignée et c’est toujours vivant ! Il n’y a pas d’école française. Il y a beaucoup d’écoles différentes, beaucoup de façons de jouer différentes. Mais il y a toujours quelque chose dans leur façon de penser collectivement, par exemple, de faire bouger légèrement le rythme. Et aussi leurs priorités en termes de son et de rythme, c’est très intéressant. Et pour moi, c’est tout simplement incroyable de pouvoir faire le grand répertoire français en plus de tous les autres.
Êtes-vous parfois insatisfait de vous-même ?
La vie musicale est un voyage sans fin, dans le sens où on n’est jamais vraiment satisfait ni épanoui. Ce qui est très sain, car si on l’était, on se sentirait en quelque sorte submergé par sa propre excellence. Bien sûr, il y a des compositeurs dont je me sens plus proche que d’autres, mais j’aime aussi beaucoup la diversité des musiques et la possibilité pour le chef d’orchestre d’accéder à tant de grandes œuvres. J’essaie de passer beaucoup de temps à mieux comprendre ce que le compositeur voulait dire en écrivant cette œuvre : « Quel était le contexte à l’époque ? » ; c’est une quête sans fin. Mais il y a des compositeurs que je n’ai jamais vraiment osé diriger. Nielsen est l’un d’eux. J’ai un jour dirigé une œuvre de Nielsen, et c’était une belle expérience, bien sûr, parce que je l’avais étudiée et j’y croyais. Mais je pense que d’autres personnes le font bien mieux que moi. La vie musicale n’est jamais finie car on peut toujours faire mieux. Mais bien sûr, avec beaucoup de grandes pièces musicales substantielles, riches en émotions, avec beaucoup de choses différentes et de contextes variés. C’était une belle opportunité de rejouer la Neuvième de Mahler avec cet orchestre. Nous n’avons pas repris beaucoup de pièces, car il était important de proposer un large éventail de programmes. Mais c’était l’une des pièces que nous avons jouées à Paris, la Neuvième de Mahler, quelques années après l’avoir jouée pour la première fois. C’était merveilleux, car on pouvait voir à quel point l’orchestre est différent, et à quel point je le suis aussi, et en même temps toujours les mêmes. Il y a toujours du changement, mais je me souviens que la semaine où j’ai joué la Neuvième de Mahler pour la première fois ici, c’était peu de temps après ma nomination. J’ai été très impressionné par la qualité du jeu de l’orchestre. Je dois donc dire que le travail qu’il a accompli avant moi avec Daniel Harding et Paavo Järvi est incroyable. C’est parfois intéressant d’analyser sa propre vie à travers de grandes œuvres d’art. Et, bien sûr, le plus beau, l’un des plus grands plaisirs, à mon avis, c’est d’assister à un concert. J’adore écouter les concerts des autres, Je peux leur voler des idées... Non, c’est juste pour le pur plaisir de vivre une expérience formidable. Et pour moi, la capacité d’introspection et quand on entend une symphonie de Mahler, ce sont les mêmes notes, mais chacun y perçoit une signification tellement différente. Et même la Neuvième Symphonie, pour quelqu’un, c’est un bel adieu et pour quelqu’un d’autre, c’est le désespoir et la douleur. Et bien sûr, ce n’est jamais une seule émotion. il y a certaines pièces dont nous nous sentons très proches, certains compositeurs dont on se sent proche, parce qu’on sent qu’il y a quelque chose qu’ils ont ressenti, que nous ressentons également. Mais on peut aussi interpréter des compositeurs très différents. Certains compositeurs sont également très intéressants, comme Mozart, qui était un personnage important et parfois sa musique le reflète. Mais en réalité, à bien y réfléchir, lorsqu’on lit certaines lettres écrites en même temps que certaines de ses grandes œuvres, il est parfois difficile de trouver des parallèles.