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Le Chant de la Terre : Mahler Collages

Publié le 17 juin 2024 — par Angèle Leroy

— Joce Mienniel - © Sylvain Gripoix

De l’inclassable Chant de la Terre de Gustav Mahler, le tandem Olivier Cadiot et Joce Mienniel donne un dépli plus inclassable encore. Le discours mahlérien est façonné par les résurgences qu’il crée chez les deux artistes, dans un jeu d’aller-retour où se répondent les diffractions.
— Le Chant de la Terre | Gustav Mahler - Joce Mienniel - Olivier Cadiot

Le Chant de la Terre (esquissé en 1907) fusionne les deux mondes explorés sans relâche par les compositions mahlériennes : celui de la symphonie et celui des lieder. La perméabilité entre ces univers, manifestée par l’importance de l’élément symphonique dans les lieder et par l’intégration fréquente de la voix dans les symphonies, atteint dans cette œuvre à l’assimilation complète. Ce statut particulier plonge Mahler dans l’embarras quand il s’agit de mettre une étiquette sur cette œuvre. Il songe à l’appeler Le Chant de douleur de la Terre, avant de se décider pour Le Chant de la Terre. Mais faut-il la considérer comme un cycle de six lieder… ou bien, en tenant compte de son caractère véritablement orchestral et de ses dimensions particulièrement amples, l’appeler Neuvième Symphonie ? Le compositeur se décide finalement à la sous-titrer « symphonie pour ténor et alto (ou baryton) et orchestre », sans la numéroter, une manière d’inscrire l’œuvre dans le corpus orchestral tout en soulignant son irréductible singularité.

Poursuivre l’échappée

Hors normes en ce qui concerne son genre musical, Le Chant de la Terre l’est également en termes littéraires. L’inspiration du cycle est chinoise : elle est déclenchée par la découverte d’un recueil de Hans Bethge (1876-1946), La Flûte chinoise, que son ami Theodor Pollak envoie à Mahler. Mais l’écrivain n’étant pas sinophone, il se fonde sur des traductions essentiellement françaises et allemandes de poèmes chinois, datant pour la plupart du VIIIe siècle, pour en proposer ses propres versions. « Quel art, fait de noblesse et de lyrisme, n’ai-je pas découvert ! s’écrie Mahler. Sous le ton lyrique, je sentais une tendresse mêlée d’inquiétude, l’art des mots faisait lever devant mes yeux une foule d’images qui éclairaient la nostalgie et le mystère de l’être… » Comme souvent, et avec d’autant moins de scrupules que les textes de Bethge sont déjà des arrangements, le compositeur se permet de retravailler la matière littéraire afin qu’elle convienne tout à fait à son projet, et choisit notamment de réunir deux poèmes différents dans la dernière partie, L’adieu.

Lorsque Francis Maréchal, alors directeur de la Fondation Royaumont, sollicite Olivier Cadiot pour lui proposer d’imaginer une relecture du Chant de la Terre, l’auteur dramatique, poète et traducteur se retrouve face à un labyrinthe de versions et d’états du texte, une sorte de palimpseste superposant langues et époques. Il décide alors, plutôt que de proposer une nouvelle traduction, de s’attacher à l’atmosphère que dégagent les poèmes pour repartir du sujet même. Le Chant de la Terre parle des saisons et de la nature ou dessine quelques personnages stylisés (l’ivrogne, les jeunes filles), et à travers ces thèmes propose une méditation sur la vie et la mort, l’éphémère de la vie humaine face à l’infini de la nature – des thèmes qui travaillent Mahler depuis le début de sa vie créatrice, mais qui trouvent ici une expression particulièrement poignante. « Partout la terre bien-aimée refleurit au printemps et verdit à nouveau ! », chante la voix d’alto dans L’adieu

Le texte de Cadiot, résultat de ce pas de côté artistique, opère un mélange entre des citations et paraphrases du texte mahlérien (dont il conserve la forme hexapartite), des passages des traductions qu’il a faites des Psaumes en 2001 et des réminiscences du poème inachevé de Mallarmé Pour un tombeau d’Anatole, sans que les passages de l’un à l’autre ne soient signalés d’aucune manière. À propos de cette mosaïque textuelle, David Christoffel écrit dans sa postface au livre Pour Mahler1  : « ce n’est jamais que Cadiot qui est en train de parler, mais c’est terriblement lui toujours. » Ce faisant, Cadiot renoue avec l’expérience de la poésie – après plusieurs décennies à pencher plutôt vers la prose –, et en particulier du « montage poétique », des découpages et des simultanéités, dans la lignée de ses collages des années 1980. « Je me compose, je me décompose. » La phrase, qui apparaissait déjà dans Un mage en été, jalonne le texte écrit par Cadiot pour ce Chant de la Terre. Ici, elle résume le geste de l’écrivain, mais aussi celui de Mienniel, les deux démarches jouant le jeu de la résonance. Elle est également profondément mahlérienne, comme le fait remarquer la musicologue Anna Stoll Knecht, chercheuse à la Bibliothèque musicale La Grange-Fleuret associée au projet. Pour Mahler, écrire une symphonie, c’est « construire un monde », comme il l’explique dès 1895 à propos de la Troisième Symphonie – un monde qui est à la fois celui du compositeur et le compositeur lui-même. Mais s’il construit, il détruit également, comme le montre par exemple la reprise grotesque, dans le Rondo-Finale, du thème sublime de l’Adagietto de la Cinquième Symphonie. « Je me compose, je me décompose. »

Le cut-up2 utilisé par le Cadiot des années 1980 piochant dans des grammaires était entre autres un moyen de se distancier de ses affects. Si la technique est similaire, il n’en est plus de même aujourd’hui. L’émotion est bien présente dans le flux de conscience du texte. « Je prends congé intérieurement de cette enfant adorée. » En dehors de Jeunesse, le troisième fragment de Cadiot correspondant au troisième lied, chacun des six « numéros » énonce cette phrase, pudique allusion au deuil que vit Mahler à l’époque de la composition du Chant de la Terre. L’année 1907 est en effet pour lui une année particulièrement noire : il doit faire face à son éviction de l’Opéra de Vienne en raison de l’antisémitisme ambiant, à la découverte d’une incurable maladie cardiaque qui le prive des marches qu’il affectionne tant, ainsi qu’à la mort de sa fille aînée à l’âge de quatre ans. « Dunkel ist das Leben, ist der Tod », écrit Mahler. « Sombre est la vie, sombre est la mort », répond Cadiot. Presque trente ans avant Mahler, Mallarmé aussi a perdu un enfant. C’est alors qu’il se met à écrire les fragments qui seront publiés en 1961 seulement sous le titre Pour un tombeau d’Anatole : tentatives de « circonscrire le trou, le vide et le manque » (Laurie Laufer) laissés par celui qu’il appelle dorénavant « le petit fantôme ».

« Est-ce le moins du monde supportable ? demande Mahler à son ami Bruno Walter, qui dirigera l’orchestre lors de la première de l’œuvre, six mois après la mort du compositeur. Est-ce que cela ne risque pas d’inciter les gens à mettre fin à leurs jours ? »

— Olivier Cadiot - © Hélène Bamberger

Composé, décomposé

C’est autour du texte de Cadiot que Joce Mienniel élabore sa réécriture du Chant de la Terre, en choisissant, lorsqu’il veut en laisser résonner les mots, de « geler » le discours musical, de le « figer ». Le flûtiste caméléon, issu du sérail classique, musicien de musique électronique et instrumentiste de jazz avec un pied dans les musiques traditionnelles, adopte lui aussi une démarche qu’il présente comme inspirée par le cut-up, qui vient plus précisément du sampling, pratique particulièrement présente dans le domaine de la musique électronique. S’il n’y a pas une seule note du programme qui ne soit pas de Mahler, comme Mienniel se plaît à le faire remarquer, il devient souvent impossible de reconnaître la musique du Chant de la Terre originel. Celle-ci se transforme en un terrain de jeu, un endroit où déconstruire pour reconstruire (« je me compose, je me décompose ») : « j’ai ouvert le moteur et j’ai tout enlevé », explique le compositeur au micro de David Christoffel lors de l’enregistrement de l’émission Metaclassique le 10 juin 2024. Il travaille sur le tempo, isole un son, enlève des instruments, crée des effets de « douche froide » ou de « tapis qui se dérobe » sous les pieds des musiciens et des auditeurs, accentue les si mahlériens effets de suspension, travaille sur les élans de la partition, met des coups de projecteur sur des éléments secondaires.

En ce qui concerne l’instrumentarium utilisé, Mienniel fait également le choix du décalage. L’orchestre convoqué par Mahler pour Le Chant de la Terre était moins ample que celui de ses symphonies, mais plus fourni que celui des lieder, et on y trouvait, aux côtés des vents (parmi lesquels un caverneux contrebasson) et cordes, un célesta, une mandoline, un glockenspiel et deux harpes. Outre la partition originale, Mienniel s’intéresse à deux réductions : celle opérée par Schönberg pour son Verein für musikalische Privataufführungen (Société d’exécutions musicales privées) vers 1920, et celle de Reinbert de Leeuw, enregistrée à la Fondation Royaumont au début de l’année 2020. Il choisit finalement, pour sa propre version, de redistribuer le matériau musical à plusieurs groupes dissemblables auxquels il se mêle : un trio de musiciens de jazz (Roberto Negro, Simon Drappier et Sylvain Lemêtre), un quatuor à cordes classique, et deux musiciens traditionnels asiatiques. Ceux-ci jouent du yangqin, une sorte de cymbalum ou plutôt de tympanon, instrument à cordes frappées par des marteaux, et du sheng, un orgue à bouche, les deux instruments apportant des résonances bienvenues pour créer un effet de « fond d’orchestre ». Face aux instrumentistes, un chœur d’une cinquantaine d’enfants ainsi que la soprano colombienne Johanna Vargas. Les instruments traditionnels et modernes, les techniques électroniques de création musicale et les voix – celle, parlée, d’Olivier Cadiot, mais aussi celles chantées et scandées – se mêlent pour recréer cette grande vibration réconciliatrice dont rêve presque toute la musique de Mahler, et qui prend dans Le Chant de la Terre des accents plus habités encore.

  • 1Le texte écrit par Olivier Cadiot pour cette création est reproduit par les éditions POL : Olivier Cadiot, Pour Mahler, postface de David Christoffel, Paris, POL, 2024.
  • 2Créé en 1959 par William Burroughs et Brion Gysin, le cut-up est un procédé de collage littéraire qui consiste en un découpage puis un réagencement de fragments de textes issus de sources diverses.
Angèle Leroy

Musicologue, formée à l’université Paris-Sorbonne et au Conservatoire de Paris, Angèle Leroy écrit notes de programmes, articles et analyses musicales pour diverses institutions françaises et étrangères.