Olivier Cadiot : Quand je reçois la commande de Francis Maréchal, qui dirige Royaumont, et qu'il me propose de travailler avec Joce Mienniel.
Et donc, de devenir une sorte de librettiste, de nouveau librettiste, j'ai bien compris qu'il ne s'agissait pas de refaire un Chant de la Terre, mais de faire une sorte de, je ne sais pas quel mot employer, une sorte de dérive ou de dépli.
Donc quand Francis Maréchal vient me voir, il ne sait pas ce que nous allons faire.
J'ouvre le célèbre livre de Henry-Louis de La Grange, le grand spécialiste de Mahler, qui déplie les différentes étapes du texte de Mahler qui vient du chinois, qui passe par le français, par l'allemand, etc.
Il me dit qu'est-ce que tu vas faire avec ça ?
Et au lieu de retraduire et de proposer une traduction nouvelle, j'ai complètement changé d'axe et j'ai proposé un rapport au texte complètement différent.
Ce que nous avons fait, c'est plus quelque chose que nous offrons au compositeur d'une manière modeste, plutôt qu'une poursuite qui s'appellerait Chant de la Terre II.
Joce Mienniel : Puisqu'en fait on parle de traductions de poèmes chinois des VIIᵉ et VIIIᵉ siècles.
J'ai voulu introduire des musiciens traditionnels chinois dans mon orchestration.
Je me suis aussi entouré d'un trio de musiciens de jazz et d'un quatuor à cordes classique.
Olivier sera là évidemment pour réciter son texte.
Une chanteuse sera aussi là avec nous.
On a eu l'idée aussi d'associer cinquante enfants à cette orchestration.
Olivier Cadiot : Finalement, il n'y a pas grand chose de l'original de la partition de Mahler.
Je me suis servi de sources qui n'ont rien à voir.
C'est-à-dire qu'au lieu de prendre des poèmes chinois du VIIᵉ siècle, j'ai été chercher dans mes traductions des Psaumes de la Bible que j'ai faites en 2001.
Je me suis servi aussi beaucoup d'un texte absolument merveilleux de Mallarmé qui s'appelle Le Tombeau d'Anatole, puisque, on le sait, Mahler au moment d'écrire le Chant de la Terre, c'est un moment funèbre de sa vie : lui-même est malade, et il vient de perdre sa fille.
Donc, tout à coup, le Tombeau d'Anatole, qui est la mort, un poème préparatif, un poème pour la mort du fils de Mallarmé.
J'ai fait une sorte de mixage comme ça, extrêmement lyrique.
J'ai commencé tout mon travail par la poésie, par tout un travail de montage, etc. dans les années 80.
C'est une expérience merveilleuse pour moi, parce-que là, je renoue avec l'expérience du montage poétique et avec des sources diverses.
Joce Mienniel : J'ai vraiment imaginé ce programme comme quelque chose très proche du cut up. C'est-à-dire de prendre des mesures, des fois des temps de la partition originale de Mahler, transformés, mis en boucle ou ralentis, divisés par deux ou par trois des fois pour transformer vraiment même la matière musicale.
Et c'est aussi de cette manière-là que je l'inclus dans ce projet musicalement.
C'est-à-dire qu'à un moment donné, pour lui laisser la place de dire son texte, je gèle le paysage musical derrière.
C'est-à-dire je prends un endroit de Mahler, je le gêle complètement, je le fige, je le mets en boucle, le ralentis.
Et d'un seul coup, il y a la place des mots.
Pour moi, le matériau de Mahler est d'une très grande force.
En particulier, le dernier mouvement, l'Adieu, qui à la fin, en fait, se déplie comme ça d'une mesure à quatre, puis huit, puis seize, alors que c'est la même mélodie et l'accompagnement se déplie comme ça.
Cette force-là, je l'adore.
J'ai toujours tendance à dire que je compose de la slow music.
C'est cette couleur-là que j'adore chez Mahler en particulier.
Plus on ralentit Mahler, plus c'est beau, d'après moi.
Crédits
Entretien : David Christoffel
Réalisation : Laurent Sarazin - Imaginé Productions
Copyright : Cité de la musique – Philharmonie de Paris, 2024
Le Chant de la Terre (esquissé en 1907) fusionne les deux mondes explorés sans relâche par les compositions mahlériennes: celui de la symphonie et celui des lieder. La perméabilité entre ces univers, manifestée par l’importance de l’élément symphonique dans les lieder et par l’intégration fréquente de la voix dans les symphonies, atteint dans cette œuvre à l’assimilation complète. Ce statut particulier plonge Mahler dans l’embarras quand il s’agit de mettre une étiquette sur cette œuvre. Il songe à l’appeler Le Chant de douleur de la Terre, avant de se décider pour Le Chant de la Terre. Mais faut-il la considérer comme un cycle de six lieder… ou bien, en tenant compte de son caractère véritablement orchestral et de ses dimensions particulièrement amples, l’appeler Neuvième Symphonie? Le compositeur se décide finalement à la sous-titrer«symphonie pour ténor et alto (ou baryton) et orchestre», sans la numéroter, une manière d’inscrire l’œuvre dans le corpus orchestral tout en soulignant son irréductible singularité.
Poursuivre l’échappée
Hors normes en ce qui concerne son genre musical, Le Chant de la Terre l’est également en termes littéraires. L’inspiration du cycle est chinoise : elle est déclenchée par la découverte d’un recueil de Hans Bethge (1876-1946), La Flûte chinoise, que son ami Theodor Pollak envoie à Mahler. Mais l’écrivain n’étant pas sinophone, il se fonde sur des traductions essentiellement françaises et allemandes de poèmes chinois, datant pour la plupart du VIIIe siècle, pour en proposer ses propres versions. «Quel art, fait de noblesse et de lyrisme, n’ai-je pas découvert ! s’écrie Mahler. Sous le ton lyrique, je sentais une tendresse mêlée d’inquiétude, l’art des mots faisait lever devant mes yeux une foule d’images qui éclairaient la nostalgie et le mystère de l’être… » Comme souvent, et avec d’autant moins de scrupules que les textes de Bethge sont déjà des arrangements, le compositeur se permet de retravailler la matière littéraire afin qu’elle convienne tout à fait à son projet, et choisit notamment de réunir deux poèmes différents dans la dernière partie, L’adieu.
Lorsque Francis Maréchal, alors directeur de la Fondation Royaumont, sollicite Olivier Cadiot pour lui proposer d’imaginer une relecture du Chant de la Terre, l’auteur dramatique, poète et traducteur se retrouve face à un labyrinthe de versions et d’états du texte, une sorte de palimpseste superposant langues et époques. Il décide alors, plutôt que de proposer une nouvelle traduction, de s’attacher à l’atmosphère que dégagent les poèmes pour repartir du sujet même. Le Chant de la Terre parle des saisons et de la nature ou dessine quelques personnages stylisés (l’ivrogne, les jeunes filles), et à travers ces thèmes propose une méditation sur la vie et la mort, l’éphémère de la vie humaine face à l’infini de la nature – des thèmes qui travaillent Mahler depuis le début de sa vie créatrice, mais qui trouvent ici une expression particulièrement poignante. « Partout la terre bien-aimée refleurit au printemps et verdit à nouveau ! », chante la voix d’alto dans L’adieu.
Le texte de Cadiot, résultat de ce pas de côté artistique, opère un mélange entre des citations et paraphrases du texte mahlérien (dont il conserve la forme hexapartite), des passages des traductions qu’il a faites des Psaumes en 2001 et des réminiscences du poème inachevé de Mallarmé Pour un tombeau d’Anatole, sans que les passages de l’un à l’autre ne soient signalés d’aucune manière. À propos de cette mosaïque textuelle, David Christoffel écrit dans sa postface au livre Pour Mahler
Le cut-up
«Est-ce le moins du monde supportable ? demande Mahler à son ami Bruno Walter, qui dirigera l’orchestre lors de la première de l’œuvre, six mois après la mort du compositeur. Est-ce que cela ne risque pas d’inciter les gens à mettre fin à leurs jours ?»
Composé, décomposé
C’est autour du texte de Cadiot que Joce Mienniel élabore sa réécriture du Chant de la Terre, en choisissant, lorsqu’il veut en laisser résonner les mots, de «geler» le discours musical, de le «figer». Le flûtiste caméléon, issu du sérail classique, musicien de musique électronique et instrumentiste de jazz avec un pied dans les musiques traditionnelles, adopte lui aussi une démarche qu’il présente comme inspirée par le cut-up, qui vient plus précisément du sampling, pratique particulièrement présente dans le domaine de la musique électronique. S’il n’y a pas une seule note du programme qui ne soit pas de Mahler, comme Mienniel se plaît à le faire remarquer, il devient souvent impossible de reconnaître la musique du Chant de la Terre originel. Celle-ci se transforme en un terrain de jeu, un endroit où déconstruire pour reconstruire («je me compose, je me décompose»): «j’ai ouvert le moteur et j’ai tout enlevé», explique le compositeur au micro de David Christoffel lors de l’enregistrement de l’émission Metaclassique le 10 juin 2024. Il travaille sur le tempo, isole un son, enlève des instruments, crée des effets de «douche froide» ou de «tapis qui se dérobe» sous les pieds des musiciens et des auditeurs, accentue les si mahlériens effets de suspension, travaille sur les élans de la partition, met des coups de projecteur sur des éléments secondaires.
En ce qui concerne l’instrumentarium utilisé, Mienniel fait également le choix du décalage. L’orchestre convoqué par Mahler pour Le Chant de la Terre était moins ample que celui de ses symphonies, mais plus fourni que celui des lieder, et on y trouvait, aux côtés des vents (parmi lesquels un caverneux contrebasson) et cordes, un célesta, une mandoline, un glockenspiel et deux harpes. Outre la partition originale, Mienniel s’intéresse à deux réductions : celle opérée par Schönberg pour son Verein für musikalische Privataufführungen (Société d’exécutions musicales privées) vers 1920, et celle de Reinbert de Leeuw, enregistrée à la Fondation Royaumont au début de l’année 2020. Il choisit finalement, pour sa propre version, de redistribuer le matériau musical à plusieurs groupes dissemblables auxquels il se mêle : un trio de musiciens de jazz (Roberto Negro, Simon Drappier et Sylvain Lemêtre), un quatuor à cordes classique, et deux musiciens traditionnels asiatiques. Ceux-ci jouent du yangqin, une sorte de cymbalum ou plutôt de tympanon, instrument à cordes frappées par des marteaux, et du sheng, un orgue à bouche, les deux instruments apportant des résonances bienvenues pour créer un effet de «fond d’orchestre». Face aux instrumentistes, un chœur d’une cinquantaine d’enfants ainsi que la soprano colombienne Johanna Vargas. Les instruments traditionnels et modernes, les techniques électroniques de création musicale et les voix –celle, parlée, d’Olivier Cadiot, mais aussi celles chantées et scandées– se mêlent pour recréer cette grande vibration réconciliatrice dont rêve presque toute la musique de Mahler, et qui prend dans Le Chant de la Terre des accents plus habités encore.