Tout en cherchant sa place dans la sphère très fermée de la musique savante, le compositeur de West Side Story a investi sans complexe l'univers des musiques populaires. Les œuvres écrites pour Broadway lui ont ainsi offert une popularité enviable.
Compositeur, chef d’orchestre, pianiste, pédagogue, essayiste, animateur d’émission de télévision et homme engagé, Bernstein a fasciné la critique, le public et les musiciens qui l’ont approché tant par ses talents immenses que par son charisme.
En tant que compositeur, il a essayé de concilier des mondes musicaux opposés comme l’avait fait avant lui George Gershwin pour lequel il a gardé toute sa vie une grande admiration. Le jeune Leonard avait été dévasté lorsqu’en juillet 1937 il avait appris par la radio la mort soudaine et prématurée de son idole. Il avait alors décidé d’interrompre le récital informel qu’il devait donner à l'heure du déjeuner pour exiger le silence pendant qu'il jouerait un prélude de Gershwin. Bernstein raconta, bien des années plus tard, qu’à ce moment-là, il s’était complètement identifié à Gershwin et avait compris que, par sa mort, il lui passait le flambeau.
Comme l’auteur de Porgy and Bess et de Rhapsody in Blue, Bernstein a cherché d’un côté à trouver sa place dans la sphère encore très fermée de la musique dite « savante » qui lui a assuré la respectabilité auprès de ses pairs. D’un autre côté, il a investi sans complexe la sphère des musiques populaires représentées, notamment à New York, par le jazz et les comédies musicales de Broadway qui, certes, ont terni parfois son image auprès des institutions académiques mais, en revanche, lui ont offert une popularité très enviable. Sur le plan musical, Gershwin a été un modèle dans l’art de façonner des mélodies faciles à retenir et donc capables de séduire immédiatement un très large public tout en s’imposant comme des standards repris par les plus grands jazzmen. L’énergie rythmique que l’on trouve dans les danses de West Side Story ou de On the Town ont en partie leur origine dans des morceaux de Gershwin tels que le célèbre « I Got Rhythm » tiré de la comédie musicale Girl Crazy (1930).
Dans son enfance, Bernstein ne fut pourtant pas vraiment bercé par la musique de Broadway. En revanche, il cultiva très tôt une passion pour l’opéra comique et l’opérette et, plus particulièrement, pour les opérettes des Anglais Gilbert et Sullivan qui enthousiasmaient le public américain depuis la fin du XIXe siècle. Durant son adolescence, à Sharon, dans le Massachusetts, où il passait ses vacances, il avait monté avec des camarades du voisinage une version parodique en yiddish de Carmen dans laquelle il jouait lui-même le rôle-titre. Il avait alors supervisé tous les aspects de la production allant de l’arrangement de la partition, aux répétitions, à la mise en scène, en passant par la direction de l’œuvre et son accompagnement au piano. Dans ce spectacle amateur, apparemment hilarant, se manifestait déjà son goût pour les emprunts musicaux à Debussy, à Verdi mais aussi à Louis Armstrong et même à la musique indienne. Les étés suivants, il avait monté, toujours avec des camarades de Sharon, des adaptations des célèbres opérettes Le Mikado (1935) et HMS Pinafore (1936) de Gilbert et Sullivan dans laquelle étaient insérés des extraits d’Aïda de Verdi sur sa propre chorégraphie. Apparaissent déjà à cette époque des traits de la personnalité de Bernstein, qui seront des atouts majeurs de sa réussite à Broadway : une capacité à travailler en équipe et à soulever des montagnes pour résoudre dans l’urgence les innombrables imprévus qui sont le lot de toute production théâtrale, un goût prononcé pour les mélanges de styles musicaux et, bien sûr, l’amour de la danse. Ce profond attachement à ce répertoire le conduira, en 1954, à se lancer dans la composition de Candide, d’après le roman de Voltaire, une opérette chargée de références musicales dont l’ouverture pot-pourri résume admirablement toute la richesse d’inspiration du compositeur.
C’est surtout à l’âge adulte que l’intérêt de Bernstein pour la comédie musicale s’intensifie. Il a tout juste vingt-six ans lorsqu’il fait une entrée fracassante à Broadway avec On the Town (1944) dont le succès est tel que certains commentateurs jugèrent à l’époque que son obstination à vouloir s’imposer dans la sphère de la musique sérieuse était une sorte de dévoiement de sa vraie nature. Suivront cinq autres comédies musicales, toutes créées à Broadway, composées entre 1950 et 1976, dont Peter Pan (1950) une adaptation de la plus célèbre pièce de l’écrivain écossais J. M. Barrie, Wonderful Town (1952-53), qui raconte l’histoire de deux sœurs de l'Ohio venues à New York avec l’ambition de « conquérir » la ville et, bien sûr, son plus grand chef-d’œuvre, West Side Story (1957), qui transpose le drame shakespearien Roméo et Juliette dans des quartiers pauvres alors en cours de destruction à l’ouest de Manhattan, et où s’affrontent, non plus deux familles rivales, mais deux gangs de jeunes Blancs et Portoricains. Bernstein écrivait la musique de ses comédies musicales souvent de manière décousue et dans l’urgence entre des tournées à l’étranger en tant que chef d’orchestre et en même temps qu’il composait des œuvres « sérieuses ». Si le succès ne fut pas toujours au rendez-vous – 1600 Pennsylvania Avenue (1976), qui retrace un siècle de vie à la Maison Blanche, fera un véritable flop en raison de la faiblesse de son livret –, toutes ses comédies musicales contiennent de nombreux morceaux qui sont devenus aujourd’hui des classiques, comme le réjouissant « I Feel Pretty » extrait de West Side Story. Dans cet air au parfum latino, Bernstein parvient à rendre avec une grande délicatesse la pureté et la fraîcheur des sentiments de la jeune Maria qui exprime le bonheur qu’elle éprouve à se sentir belle « lorsqu’on est aimé par un garçon merveilleux. »
Mais le goût de Bernstein pour les mélodies s’est aussi manifesté en dehors de Broadway. En 1947, il avait écrit un petit recueil de quatre chansons dont l’exécution complète prend environ quatre minutes. Il s’agit de la mise en musique pleine d'humour de recettes extraites du livre La Bonne cuisine française (1899), traduit en anglais par Bernstein. En 1977, il composa Songfest, pour six chanteurs et orchestre, dédié à sa mère, qui célèbre la diversité culturelle de l’Amérique en rendant hommage, entre autres, aux grands poètes Walt Whitman, Julia de Burgos, Langston Hughes, June Jordan, Gertrude Stein et E. E. Cummings. Les textes évoquent différents thèmes comme l'amour, les problèmes sociaux, les joies et les épreuves de la vie quotidienne ou encore l'impulsion créatrice. Dans la pièce A Julia de Burgos, chantée en espagnol, la poétesse portoricaine, incarnée par une soprano, affirme son indépendance en tant que créatrice et femme. La musique, finement ciselée par Bernstein, traduit à merveille le lyrisme et l’exaltation qui se dégagent de ce poème féministe.
Comme les compositeurs américains de la génération précédente et, en particulier, son mentor Aaron Copland, Bernstein avait une inclination pour la musique française. Il admirait les grandes œuvres de Debussy et de Ravel, mais appréciait également celles du Groupe des six ou de Jacques Ibert qui flirtent souvent avec la musique populaire. Cet esprit français un brin espiègle, que l’on trouve chez ces compositeurs, n’était pas pour lui déplaire et il les programma aussi bien en tant que directeur du New York Philharmonic que de l’Orchestre National de France.