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Les pianos multiples d’Alexandre Kantorow 

Publié le 06 septembre 2024 — par Bertrand Boissard

— Alexandre Kantorow - © Sasha Gusov

Fidèle de la Philharmonie de Paris, le musicien français s’est imposé en quelques années comme une figure incontournable du clavier contemporain.
— Entretien avec Alexandre Kantorow

Beaucoup de choses entrent en jeu quand on choisit un piano. Il y a évidemment l'acoustique de la salle, le répertoire qu'on joue, la sensation qu'on a, le jour même. Et tout ça fait une sorte de chemin entre les oreilles, les doigts et l'atmosphère.

Maintenant que j'ai beaucoup joué à la Philharmonie, on me dit parfois : « Tu n'as pas besoin de choisir un piano où tu as tes réflexes ? » Et à chaque fois, j'ai quand même besoin de passer par ce choix. Et même des choses toutes bêtes. Le fait qu'en musique de chambre, j'utilise le pupitre, le retour de son que j'ai est différent que sans pupitre. Et même si pour le public, ça ne change pas grand-chose, ça crée un rapport différent. La Philharmonie de Paris a une très belle balance entre une sonorité chaleureuse et en même temps analytique. On entend véritablement tout. On entend tout le monde dans le public. Le bonbon qui s'ouvre fait un tour complet de la Philharmonie.

C'est une acoustique très spéciale qui porte le son. Et donc, ça marche génialement, je trouve, pour les petites formations comme là, en récital. En musique de chambre aussi, ça marche. Parce que le dosage est vraiment énorme dans ce qu'on peut faire avec le son. Ce qui est magique, c'est quand on finit de jouer un passage, que le son de la pédale s'enlève, l'écho, l'acoustique fait qu'une fois qu'on n'a plus rien, on entend vraiment le silence. Et quand il y a autant de gens, entendre un vrai silence, ça marque. C'est même assez pesant. C'est même assez intense de le recevoir. On se sent sur des œufs, soudain. Et la prochaine note, il faut briser ce silence. Ça, c'est vraiment magique. Ça fait partie pour tous les pianistes des moments magiques dans un concert. Saint-Saëns a été le compositeur que j'avais pas mal défendu à cette époque et donc j'ai pu les donner ici. Et ce que j'aime, c'est qu'ils ont... Saint-Saëns s'amuse avec des univers différents où il se métamorphose totalement. Même sa structure, il l'emprunte à des formes différentes. Dans le Concerto n° 4, il y a une grande métamorphose autour d'un premier mouvement et tout le reste ne sont que des variations autour de ces premiers thèmes, avec beaucoup de contrepoints. Et puis à côté, on a ce mélange franco-allemand dans le Concerto n° 3. On a le 5ème qui est le voyage vers l'Orient... Donc ils ont tous une particularité forte et ça me plaisait de les jouer. La musique russe, c'est venu de beaucoup de mes professeurs qui étaient russes.

J'avais Igor Lasko, mon premier professeur, qui m'a donné beaucoup de bases et qui m'a mis en face des responsabilités d'un interprète. Et Rena Shereshevskaya, qui m'a préparé au concours, que je vois toujours, qui a une manière d'ouvrir le champ des possibles. Et oui, c'est eux qui m'ont aussi fait découvrir le répertoire russe. Et donc ça m'a toujours tenu à cœur de le défendre. Il y a une façon de faire sonner le chant qui est particulière, une importance à la mélodie, le son des cloches, toutes ces choses qui rythment la vie et la culture russes et qui se retrouvent dans leur musique. Et donc, bien sûr, ça, je l'ai beaucoup donné. La « Rhapsodie sur le thème de Paganini » de Rachmaninoff a eu un rôle important parce que ça a été un des premiers grands concerts que j'ai faits. C'était avec mon père. On l'avait d'abord fait à Orléans, je me souviens, pour la première fois, c'était mes concerts piano-orchestre. Et juste après, René Martin nous a fait le cadeau de nous inviter à la Folle Journée de Nantes. J'avais 16 ans. C'était une expérience incroyable, une chance énorme.

Ça a forgé beaucoup de ressentis sur scène. Ça m'a montré ce que l'adrénaline et la vie d'un musicien avaient de fascinant. À partir de là, je n'ai plus regardé en arrière et je me suis plongé véritablement dans la musique. C'est une œuvre vraiment fascinante chez Rachmaninoff, une de ses dernières œuvres. Elle prend beaucoup de l'orchestration américaine qu'il retrouve dans le symphonique. Rachmaninoff est beaucoup plus intense et précis. Et avec énormément de place aux cuivres. On sent que ces musiques-là sont entrées dans ses oreilles. Le jazz aussi prend son importance. Et il y a cette balance intéressante entre la partie ludique des variations, parce que le principe d'un thème et variations, c'est très ludique. C'est de voir à partir d'un thème, comment on peut s'en éloigner petit à petit et que le public se rende compte du chemin parcouru, de la distance incroyable qu'on peut parcourir, avec des variations... Quand on les compare avec le thème, on ne le reconnaît plus du tout. Il déconstruit très didactiquement. Il montre pas à pas. La mélodie disparaît, mais on a l'harmonie...

L'harmonie disparaît, la structure commence à disparaître. Et au milieu de ce recueil de variations, il organise presque une pièce en trois mouvements avec une montée en puissance, avec des vagues intenses qui réunissent toutes les variations, et avec une partie centrale qui, elle, est la plus créative et qui amène à cette variation que tout le monde connaît, la variation romantique où le thème est inversé. Donc c'est ce mélange de concision et de grandes vagues d'émotions, et d'une sorte d'inertie extrêmement puissante qui fait que cette pièce est aussi marquante. Et je pense que tous ceux qui l'entendent sont entraînés par cette progression implacable vers le choc, où on a le Dies Irae qui est son... C'est souvent ses moments de conclusion, d'intensité, c'est le thème des morts, le thème du jour de la colère. On le retrouve quasiment dans toute sa musique. C'est une obsession et elle est aussi dans cette pièce.

Que de chemin parcouru en sept ans ! Le 7 juin 2017, alors qu’il concourait pour obtenir ses Prix au Conservatoire de Paris, c’est un choc que nous ressentions à l’écoute d’une Sonate op. 2 de Brahms emportée avec fièvre, détermination et une grandeur orchestrale rare. Le mélange de bravoure et de légèreté incisive qu’il conférait à Bartók et Liszt manifestait une sûreté de soi, un plaisir manifeste à se produire sur scène qui se sont confirmés par la suite. Le jury (Bruno Rigutto, Cécile Ousset, Christian Ivaldi…) ne s’y trompait pas en lui accordant la mention « très bien » à l’unanimité pour son master 2. Ce n’est évidemment rien en comparaison de ce qu’il déroula un an plus tard au Concours Tchaïkovski de Moscou. Il y remportait la Médaille d’or et le Grand prix, récompensant le meilleur candidat toutes disciplines confondues, premier pianiste depuis Daniil Trifonov à réussir ce doublé. En état de grâce, il jouait en finale un Concerto n° 2 de Tchaïkovski porté à son plus haut degré d’électricité et le Concerto n° 2 de Brahms, d’un poids émotionnel bouleversant. « C’est improbable », lançait le lauréat avant d’être emporté vers ses nouvelles obligations. Sa vie allait en être définitivement changée. 

Intensité singulière

Depuis, son parcours brillant l’a amené sur les scènes de l’Auditorium Stern-Perelman du Carnegie Hall de New York, du Musikverein et du Konzerthaus de Vienne, et à jouer avec les Berliner Philharmoniker, le Boston Symphony Orchestra et le Concertgebouw d’Amsterdam. En 2023, il fait ses débuts aux Proms de Londres. Il se produit aussi dans des lieux plus modestes, souvent en compagnie de sa garde rapprochée (Liya Petrova, Aurélien Pascal…), amis chambristes auxquels l’attache une grande complicité : une nécessaire respiration.

— Alexandre Kantorow interprète Franz Liszt | Moment musical

Que ce soit en récital ou avec orchestre, il se produit très régulièrement à la Philharmonie de Paris, dont il est devenu une figure familière et toujours attendue. Son premier récital s’est déroulé le 29 janvier 2021 sans public, pandémie oblige. Peut-être ces conditions très particulières ont participé de l’intensité singulière qui émanait des Ballades op. 10 de Brahms. Et que dire de cette Chaconne de Bach/Brahms d’une souple sérénité ? Le 9 novembre 2023 était l’occasion d’une interprétation mémorable de la Sonate n° 1 de Rachmaninoff : le mouvement lent ne fut que rêve, quand la chasse sauvage de l’Allegro molto final libérait des forces démoniaques.

— Prokofiev - Concerto pour piano n° 2 - Alexandre Kantorow - Stanislav Kochanovsky

Son partenariat avec l’Orchestre de Paris a été l’occasion de concerts non moins marquants. Ainsi on n’oubliera pas un Concerto n° 2 de Prokofiev chauffé à blanc en compagnie de Stanislav Kochanovsky en mai 2021, ou encore ce Concerto n° 2 de Tchaïkovski soulevé de terre avec Jukka-Pekka Saraste. En novembre 2023, il se confrontait au Concerto « L’Égyptien » de Saint-Saëns pour sa première collaboration avec Klaus Mäkelä.

Rachmaninoff et Saint-Saëns

Cette saison, on le retrouvera dans la Rhapsodie sur un thème de Paganini de Rachmaninoff avec l’Orchestre Philharmonique de Munich et Tugan Sokhiev, une œuvre particulière pour l’interprète puisqu’elle figurait déjà au programme de certains de ses premiers concerts à 16 ans, en compagnie de son père Jean-Jacques. Une partition dont il souligne, dans un entretien accordé à la Philharmonie, « le mélange de concision, de grandes vagues d’émotions et d’une sorte d’inertie extrêmement puissante ». Autre rendez-vous important : sa première apparition avec Yannick Nézet-Séguin et l’Orchestre Métropolitain de Montréal. Au programme une œuvre emblématique, le Concerto n° 2 de Saint-Saëns, compositeur dont il est l’un des plus ardents défenseurs. Tout autant ange que démon du piano, poète et démiurge, Alexandre Kantorow n’a pas fini de nous étonner.

— Saint-Saëns - Concerto pour piano n° 2 - Alexandre Kantorow - Jean-Jacques Kantorow

 

Bertrand Boissard

Bertrand Boissard écrit depuis 2010 pour le magazine Diapason. Il est un intervenant régulier de la Tribune des critiques de disques (France Musique).