Vingt ans séparent The Blue Notebooks, le deuxième album studio de Max Richter sorti en 2004, de In A Landscape, son neuvième album qui vient de paraître (Decca Records) et qui inaugure cette tournée mondiale dont la Philharmonie de Paris constitue l’une des nombreuses étapes. Tout un pan de la vie de ce représentant emblématique du post-minimalisme (né à Hamelin, en Allemagne, en 1966) dont la musique aime à fusionner techniques et instrumentarium traditionnels, et technologie électronique, mais aussi références littéraires, poétiques, philosophiques (Edmond Jabès, Marina Tsvetaïeva, Franz Kafka, Czesław Miłosz, Haruki Murakami, Virginia Woolf, etc.), histoire et politique, lieux, souvenirs et réminiscences affectives, voix d’artistes du passé (Virginia Woolf, John Cage) et de notre contemporanéité (Tilda Swinton, Sarah Sutcliffe, Robert Wyatt). Autant de caractéristiques inhérentes à son style qu’il décline dans ses albums solos et dans nombre de partitions pour le cinéma, la danse, les arts plastiques ou encore la mode.
La mise en regard de ces deux opus au sein de ce programme est loin d’être fortuite, le compositeur déclarant lui-même : «Pour moi, la musique de ce disque [In A Landscape] a pour but de relier ou de réconcilier les polarités : l’électronique avec les instruments acoustiques, le monde naturel avec le monde humain, et les grandes idées de la vie avec le personnel et l’intime. C’est une dynamique que j’ai commencé à explorer dans mon album de 2004, The Blue Notebooks, et le nouveau projet partage de nombreuses préoccupations de cet album ; d’une certaine manière, cet enregistrement est un autre regard sur les thèmes de l’œuvre antérieure, mais du point de vue de notre monde et de nos vies de 2024.»
The Blue Notebooks
The Blue Notebooks se tournait vers le mythe littéraire de la Mitteleuropa avec des citations de Kafka (extraites des Blue Octavo Notebooks qui inspirent au musicien le titre de son album) et de l’écrivain et poète polonais Czesław Miłosz, prix Nobel de littérature en 1980. Une conscience historique et politique animait aussi le compositeur qui proposait «une méditation sur la violence» pour réagir, à sa manière, à l’intervention américaine de mars 2003 en Irak et à la guerre qui s’est ensuivie. D’un projet artistique à l’autre, Richter fait discrètement entendre sa voix d’artiste au milieu du tumulte de notre monde contemporain, exprimant ainsi sa relation au réel : un artiste concerné et impliqué, pleinement ancré dans son temps.
Pour traduire cette «sorte d’enregistrement de l’antiviolence», quoi de mieux que ces boucles hypnotiques, ce temps dilaté et complètement suspendu, ces nappes sonores planantes, ces basses profondes et longuement tenues, ce diatonisme apaisé, de nature modale, qui évacue toute tension chromatique, ces arpèges accompagnant des lignes mélodiques simples et expressives, souvent mélancoliques, cette jonction entre électronique et acoustique qui mène vers une confondante fusion?
In A Landscape
On retrouve, plus que jamais, ces signatures stylistiques dans le dernier album de Richter, le compositeur se mettant lui-même au piano aux côtés d’un quintette à cordes, d’un orgue Hammond, d’un Minimoog (synthétiseur analogique monophonique), les sons étant transformés par des délais à bande, des vocodeurs et des réverbérations. Faut-il voir dans le titre In A Landscape un hommage renouvelé à John Cage dont la voix était déjà remontée du passé dans le premier album Memoryhouse (2002)? La pièce éponyme de 1948 du compositeur d’avant-garde américain, pour piano solo (ou harpe), invitait à la contemplation, dans une bulle atemporelle, par la répétition cyclique de ses motifs, assortie de micro variantes, faisant de cet opus un incontournable de la musique minimaliste contemporaine. Une des sources d’inspiration du Richter post-minimaliste de 2024? Des échos semblent en tout cas y résonner, tout particulièrement dans «The Poetry of Earth».
Mais c’est avant tout de «paysage» dont il est question dans ce nouvel opus, celui de la campagne du Oxfordshire, terre d’élection du Studio Richter Mahr dans lequel il a été enregistré. Cette ancienne ferme, devenue lieu de retraite minimaliste et écologique conçu et géré par le compositeur et son épouse (l’artiste visuelle Yulia Mahr), délimite un espace psychique où se mêlent méditation sur le présent et influences artistiques de toute une existence – place de la mémoire, encore et toujours –, des relectures de musiques baroques (de l’Anglais John Eccles, notamment, dans «Love Song») à la poésie de John Keats, William Wordsworth, Peter Redgrove et Anne Carson. Les titres des différentes plages de l’album proviennent d’ailleurs de certains ouvrages de ces auteurs.
Rappelant le travail qu’il avait mené dans Memoryhouse (2002) et The Blue Notebooks (2004), les compositions sont entrecoupées de neuf «Life Studies», «études de vie», qui rassemblent des bruits enregistrés du quotidien : chants d’oiseaux, pas dans les bois, sifflement, œufs qui grésillent dans une poêle, etc. In A Landscape laisse de côté les questions sociales et politiques des albums antérieurs pour s’ouvrir à un autre monde, dans lequel l’écologie occupe une place fondamentale et où la musique reste avant tout «une façon de créer une sorte de réalité alternative », un monde construit « où chaque chose est à sa place».
À LIRE AUSSI :
ETCHARRY, Stéphan, «Parler, dire, chanter l’intertextualité: présences de la voix dans les musiques de Max Richter», in Delphine Vincent (dir.), Max Richter: History, Memory and Nostalgia,Turnhout, Brepols, «Contemporary Composers, 6», 2024, p. 53-76. ISBN 978-2-503-61185-3.