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Nous, le radeau / We, the Lust  -  Entretien avec Franck Krawczyk

Publié le 08 novembre 2024 — par Franck Krawczyk

— Nous, le Radeau. Entretien avec Franck Krawczyk

Le Radeau de la Méduse, comme événement historique, a été pour nous une aubaine, un point d'inspiration fort, puisque ça nous a tout simplement permis de prendre conscience d'aujourd'hui. Ce radeau sur lequel on sent que le monde est aujourd'hui avec les mêmes difficultés, à savoir un espace qui est de plus en plus réduit C'est ça le radeau. Et aujourd'hui, on peut parler de l'urbanisation avec pratiquement ces mêmes mots-là, peut être même encore pire que ces mots là, et inversement. Autour d'eux, un océan qui grandit. Parce qu'en fait, cet océan, ils ne l'’ont pas maîtrisé, ils n'ont rien su quoi en faire. Donc cette sensation que l'eau va commencer à devenir un sujet vraiment écologiquement épineux est une chose qui nous a évidemment tout de suite concerné. De la même manière, le hasard de l'élimination de ces traversées. C'est à dire qu'au bout d'un moment, ça peut, si jamais on multiplie l'échelle, faire penser à d'autres scénarios qui sont des scénarios catastrophiques pour l'humanité. Mais qui survit ? Et dans le cas où en plus on n'a pas le choix de qui échoue, voir le Titanic par exemple, on ne sait pas qui échoue. Ce n'est plus du tout un tri sélectif par la société, par le social, par l'économie. C'est un tri par le hasard ou les capacités corporelles propres de chacun de pouvoir montrer qu'il est capable de survivre aussi. Comment ça se fait ? C'est très difficile à estimer, mais c'est quand même un sujet qui nous préoccupe aujourd'hui. Et puis bon, une aubaine aussi Pour ce radeau aussi. Ce que ça ouvre comme perspectives d'espoir parce que ils ont quand même été sauvés, mais il y en a quinze qui survivent. Mais ces quinze là, au moment où d'ailleurs ils abandonnent tout espoir. C'est assez intéressant aussi à noter, ils abandonnent tout espoir. Ils sont découverts par un bateau qui s'appelle, ça ne s'invente pas l'Argus, et ce bateau va les délivrer.

 Donc quelle est la zone d'espoir qu'on a aujourd'hui par rapport à ça ? Et qu'est ce qu'on peut faire ? On essaie d'y répondre modestement dans ce spectacle. En tout cas, on essaie d'ouvrir un après. Et dans cet après, ce qu'on essaie de vous faire comprendre, c'est qu'en gardant un lien, vraiment un lien, un contact profondément humain et légal, humain et législatif avec ce qu'on invente et ce qu'on crée, je pense qu’on a des raisons d'espérer autre chose qu'une catastrophe. Mais pour ça, il faut s'y mettre. Il y a beaucoup de jeunes de 19 ans qui aujourd'hui légifèrent pour essayer de nous aider à mettre en place des armes pour conduire nos inventions à ne pas nous dépasser. L'intelligence artificielle est une notion qui est très difficile à résumer et à appréhender parce qu'elle ne porte pas bien son nom. Intelligent, c'est renseignement et artificiel, c'est mécanique. Donc c'est du coup la manière que l'homme a de sentir qu'il y a une intelligence dans la capacité de recevoir un renseignement. La question sous-jacente c'est effectivement la question de la réactivité. L'information nous parvient tellement vite qu'on a le sentiment que c'est presque plus intelligent que ce qu'on aurait pu concevoir. Et en fait, on sait très bien qu'avec un ordinateur, la puissance de calcul et de données est telle qu'aucun homme ne peut résister. En tout cas. De plus, se confronter à elle sur ce terrain-là. Ça donne pour la musique des capacités d'improvisation et de relation très fortes. 

Il me manquait pour que ça fonctionne dans ce projet, le fait qu'elle soit incarnée. Car je ne pense pas que discuter avec un ordinateur soit le sujet qui va se développer dans le futur, mais au contraire de voir comment elle va récupérer un corps cette intelligence entre guillemets ou cette capacité de nous donner ces renseignements et ces calculs. Et je pense qu'effectivement la danse, par le fait qu'elle est capturée par une caméra, la danse, peut donner un mouvement peut donner à ses sons une existence organique qui va faire qu'elle peut communiquer à ce moment là d'une manière beaucoup plus intéressante et plus proche de l'homme, plus humaine entre guillemets, que ce qu'on a l'habitude d'avoir comme rapport avec un ordinateur, voire même avec un robot. Car le danseur n'est pas un robot, c'est un alter ego, mais qui ne fait pas autre chose que de faire des mouvements, qui provoque ou qui génère de la musique par l'ordinateur. La vitesse et la rapidité donc (cause/conséquence) fait que 

Il faut comprendre à l'heure actuelle que la mémoire fonctionne sur l'oubli. C'est aussi bête que ça. On ne peut pas tout enregistrer et garder tout. D'ailleurs, même  les données informatiques sont à un moment forcément éliminées. Donc la question est de savoir comment  à partir du moment où on oublie quelque chose, on a la sensation que la donnée qui est restée et qui revient a été inventée par l'autre. Je vous donne un exemple qui ne va pas être très bon, mais enfin je vais essayer. Je vous donne un exemple. Je pense qu'il n'est pour personne. Il n'y a pas l'ombre d'un doute que Dieu existe puisque on en parle, donc on le fait exister, qu'on soit croyant ou pas. Seulement, il est tout à fait possible que l’homme a créé Dieu, mais qu'il a oublié qu'il l'avait créé. L'ayant oublié, il croit que Dieu l'a créé. C'est le principe de l'IA, C'est à dire elle fonctionne sur cette capacité d'oubli qu'on a d'avoir créé quelque chose ou qu'on a provoqué quelque chose. Et la rapidité de la réponse pour l'IA est telle que, par exemple, quand je donne une information à l'IA et qu'il me répond, je reçois quasiment la réponse avant que j'ai perçu que je lui avais posé une question. Donc ça va tellement vite que je n'ai pas l'impression d'avoir suscité chez lui une question dont je prends sa réponse comme quelque chose qui vient de lui et pas de moi alors que ça vient toujours de moi. l’IA, Il n'y a rien à faire, c'est de toute manière quelque chose qui vient de l'homme... comme Dieu. Directement sur le rapport IA et les musiciens, on va faire une tentative pour (pour moi c’est la première fois qu'on fait une tentative) un danseur avec une combinaison et une motion capture placée sur le sternum qui enregistre toutes les possibilités aussi les mains, les possibilités de modification, s’il bouge un cil, Ainsi, il y a quelque chose que l'ordinateur peut capter à partir du sternum. Il va y avoir des données musicales qui sont celles de ma musique, celles du spectacle qui vont être dans cette boîte qu'on appelle une toolbox. Et dans cette boîte, dans cette toolbox, elle va être réanimée par ce danseur en communication et en discussion et en dialogue (cause/conséquence) avec une rapidité telle que l'un et l'autre vont avoir le sentiment, musicien et danseur, d'être toujours en train de se répondre, de se questionner sans savoir qui a posé la question et qui a répondu. Donc ils vont être vraiment dans un dialogue et pas dans un monologue alterné, un vrai dialogue dont l'un et l'autre ignorent absolument au moment où on se parle tout du résultat. Pour la musique, c'est un rendez vous qui a été pour moi très important avec ce qu'on appelle les mouvements radicaux en musique, c'est à dire globalement tous ceux qui plongent non pas dans la provocation, mais dans les racines. Et en fait, quand on plonge dans les racines, on ne se donne plus de choix, on limite le champ. J'ai beaucoup d'intérêt pour, par exemple Varèse qui avec Ionisation, une des pièces emblématiques du bruitisme (percussions).

 On est quand même dans des années où on fait beaucoup de mélodies et d'un seul coup arrive une pièce où il n'y en a plus aucune et on est sur un amas de percussionnistes qui créent une sorte de sensation de New York ou en tout cas de ville à l'intérieur de la pièce. Donc c'est quand même pour moi une pièce importante et un jalon de la modernité et de la radicalité. Il n'y a pas de compromission, seulement des sirènes de ville qui font la mélodie. On a évidemment un autre mouvement important, Schönberg, qui rompt avec un système technique musical qui s'appelle la musique tonale. Et pour basculer dans une autre musique atonale, libre avant, avant même qu'elle soit dodécaphonique. C'est à dire il n'y a pas de retour en arrière, les gens la pensent comme décousus, incompréhensible, inaudible, abstraite. Il n'y a pas de retour en arrière pour lui à partir du moment où il franchit ce pas-là. Et je peux multiplier évidemment beaucoup les exemples de ça, notamment Ligeti, qui me passionne toujours sur son rapport aux mathématiques et sa liaison avec la musique mathématique, qui renoue aussi avec des musiques très anciennes comme la musique du Moyen âge, pour lesquelles cette question ne se posait pas. Donc tout ça forme un socle musical qui est la base de ce spectacle, et la radicalité de ces mouvements m'a obligé à m'intéresser à ce fameux IA parce que c'est un outil maintenant qui va aussi radicalement changer nos modes de perception, de vie, avec la musique, avec les spectacles et avec la manière que les salles ont de considérer la diffusion, la programmation, puisque c'est évidemment quelque chose de totalement nouveau par rapport à tous les réflexes qu'on a, qui viennent quand même encore du XIXᵉ siècle, même dans les théâtres les plus en avance comme la Philharmonie. Mon travail, depuis, depuis maintenant beaucoup d'années, est un travail de transformation. C'est à dire que je prend des matériaux et je les déforme. On pourrait l'assimiler à un travail de DJ, mais ce n'est pas tout à fait ça. Puisque je ne prends pas la source, je la déforme vraiment profondément. Et  mon ambition, un peu à la Deleuze, quelque part, c'est de rendre ça d'une manière plus ouverte que culturelle. Donc je veux m'intéresser profondément à quelque chose qui est  aculturel dans les œuvres, Certains appelaient ça l'universalisme, mais bon, ça m'intéresse. Donc je prends par exemple une œuvre comme Doppelgänger à la clarinette, alors que c'est une œuvre de Schubert qui est un Lied hyper connu, Le Double. Et plutôt que de le faire chanter avec un pianiste, ce qui serait tout à fait légitime, je le transpose à la clarinette basse. Le transposer à la clarinette basse nécessite, avec toute la mise en scène qu'il y a autour puisqu'on fait subir au corps de l'instrumentiste et à la clarinette, une telle tension, une telle torsion, qu’il se retrouve la tête en bas avec l'incapacité de pouvoir jouer correctement entre guillemets, Le Double. il ne fait que essayer de l'atteindre. Et cette tension-là vers un objet comme ça rend plus encore, à mon avis et à mon sens, de grâce à la musique de Schubert que quand on la joue comme si jamais elle allait de soi. 

Donc ça me bouleverse de voir aujourd'hui qu'on renoue avec presque l'intentionnalité première des œuvres, parce qu'on les met dans des contextes qui sont des contextes, à mon avis, plus proches de la raison qu'elles ont d'être aujourd'hui encore vivantes dans nos oreilles. Ça a concerné beaucoup d'œuvres comme ça. Dans ce spectacle là, j'ai travaillé sur un répertoire, même de temps en temps, un répertoire ultra connu, par exemple Les Quatre Saisons de Vivaldi. les Quatre Saisons de Vivaldi Il y a des tas de gens qui se posent encore la question de savoir pourquoi c'est une œuvre qui marche. On se pose la même question pour Bach. Pourquoi à un moment ce compositeur qui est un compositeur baroque, intéresse toutes les sphères musicales du jazz, du rock, de la techno. Ça marche. Il y a quelque chose qui, effectivement... il faut mettre la main dessus. C’est un matériau qui concerne tout le monde. Et ce spectacle parle de ça. Il met ces musiques là, dans ce contexte-là et les rend accessible à tous. Vous pouvez entendre Farben, c'est-à-dire Schönberg, vous pouvez entendre Varèse, vous pouvez entendre Ligeti comme des choses extrêmement communes et coutumières, comme si jamais ça faisait partie de votre vie ordinaire. Et moi, ça j’y tient profondément, puisque ce projet réunit des musiciens : clarinette, violoncelle, piano qui sont classiques, mais duo basse batterie, rock, mathématique rock, qui eux sont très proches de Ligeti, beaucoup plus qu'on imagine, quatre chœurs qui forment en tout quatre chœurs amateurs qui s'étendent d'une vingtaine d'années jusqu'à 75 ans, donc des rapports vocaux complètement différents, une bande d'une intelligence artificielle et sept danseurs qui sont eux-mêmes des micro-sociétés (mexicains, suédois, français. Italiens). On est dans une compagnie hollandaise et aussi italienne, et pas n'importe quelle Italie, celle des Pouilles, avec Emio, qui est vraiment quelqu'un de la terre profonde des Pouilles. Voilà, tout ce monde-là écrit une partition, un spectacle, d'une manière à la fin ultra émotionnelle. La raison profonde pour laquelle je fais ça , c'est qu'on ne quitte pas le fil de l'émotion. C'est le seul et unique intérêt. On peut parler des heures, mais au fond, la seule boussole qu'on a, c'est est-ce que ce qu'on voit est vraiment émotionnel ? Est ce qu'il y a une émotion là-dedans ? Universelle ou pas ? Si elle n'y est pas, c'est raté. Et si elle y est, on ne se pose pas la question de savoir si c'est de Schubert, si c'est du rock. C'est un spectacle, c'est tout. Et donc tous les éléments concourent à fabriquer cette émotion commune alors que les gens sont respectés dans leur particularité jusqu'au bout. 

Ce projet, il ne faut jamais oublier We the Lust, qui est donc l'instinct de survie, le désir, est quelque chose qui s'incarne. C'est la danse et c'est un ballet, quoi qu'on en dise, quoi qu'on en fasse. Même s'il est radical, c'est un ballet. Et la danse de Pieter et d’Emio est une danse vraiment particulière. En ce sens, elle est toujours axée sur la dimension extrêmement (extrémalisme), extrêmement présente du corps. Il était hors de question dans ce cadre-là que l'IA soit pas incarnée par un danseur. C'est même la raison d'être de faire appel à cette technologie-là, c'est qu'elle n'est pas autre chose qu'un corps. Et on en a vraiment besoin parce que ils ne croient qu'en ça. Si je peux juste dire cette toute petite anecdote là : quand j'ai fait la Passion selon saint Matthieu, où Emio était le seul danseur, il avait enregistré physiquement dans son corps mémoriel toute la partition, au point où, si je faisais la moindre fausse note sur une écriture à 20 ou 30 voix séparées, quand je faisais une erreur au piano, il me disait Aïe, j'ai mal là ! Aïe, j'ai mal là ! La fausse note s'inscrivait à un endroit spécifique de là où son corps avait enregistré la partition. Il était la partition. Donc le corps est une mémoire. Le corps, c'est ça. Et tout ce qu'on a fait là est inscrit dans le corps des danseurs. C'est totalement évident. Donc, il y a le fait que réagir à ça, il a une chance folle de les avoir, parce que sinon ils seraient même pas audibles. On lui dirait “écoute, t'es gentil, mais ça ne nous intéresse pas”. 

Maintenant, ça devient intéressant parce que c'est eux qui sont porteurs de cet événement là, sonore. Donc ça, pour moi, c'est extrêmement important parce que c'est une grande nouveauté pour l’IA. Les gens ne l'imaginent pas, ils ont toujours un côté froid avec ça. Là, c'est un côté très, très chaud, vraiment extrême, brûlant. Le corps est en action, mais avec cette donnée qui s'appelle l'intelligence artificielle. Et ils ont mangé au sens premier du terme, toute la musique sur le plateau. Ma motivation depuis une vingtaine d'années, c'est de rencontrer les autres arts et je suis entièrement animé par l'idée de comment un plasticien, comment un homme de théâtre, comment un enfant, comment un bébé entend la musique. Pas que la mienne, la musique. C’est quoi son champ de perception ? Je ne veux pas de réponse à cette question parce que je pense qu'elle est variable en fonction de chaque moment où les choses se passent. Donc ça, ça m'a beaucoup passionné parce que j'ai beaucoup appris et je continue beaucoup à apprendre. De la même manière que ces gens qui ne se décrètent pas musiciens, on va dire presque le public en fait, mais quand même, qui réfléchit... Ces gens là ont des modes de perception qui sont toujours déroutants. C'est là où vous ne les attendez pas, et en général à des endroits où on ne va pas chercher l'écoute. Donc ça, ça m'a toujours passionné. Quand j'ai fait mes travaux avec Boltanski, la question était l'espace. vraiment, Est ce qu'on peut entendre de la musique dans un parking, un opéra dans un parking ? Oui, oui. Mais est ce que les gens peuvent déambuler dans ce parking ? Oui. Là, je l'avais fait avec Sonia Wieder-Atherton qui est ma complice de toujours sur ces projets, où elle se donne corps et âme à toutes ces tentatives. Donc pour moi, c'était évident que je devais l'avoir avec moi pour ce projet. Ensuite, j'ai travaillé avec Peter Brook sur la notion de quelque chose qui est l'opéra et le théâtre où l'opéra n’est pas ramené uniquement à sa dimension vocale pleine, mais à une autre dimension qui est une dimension plus sobre, plus directe, plus humaine, avec un chant qui est toujours associé à la parole. Donc ça pour moi, c'est de remettre le chanteur au centre de ce qu'il est en tant que personnage, mais profondément, sans jamais utiliser un code. Le code de l'opéra tombe, c'est pas facile. Donc ça, ça a été une grande motivation pour moi et ça m'a permis de rencontrer à la fois des chœurs, de rencontrer le milieu amateur, de rencontrer toutes les personnes qu'on ne rencontre pas dans le cadre professionnel, musical et de développer ces relations. Et là, ça m'a donné l'envie d'entrer en contact avec Antoine Bretonnière qui va diriger les quatre choeurs et qui avait fait un petit spectacle qu'on avait fait à partir de là. Donc, c'était un interlocuteur immédiat parce qu'il sait de quoi je parle. Après, évidemment, la danse, c'est un domaine qui a déjà sa réaction profonde, innée à la musique. 

Elle se génère par elle-même avec la musique. Là heureusement que j'ai Pieter et Emio, qui sont des comparses quand même depuis longtemps maintenant, parce que eux cherchent vraiment toujours à étudier des nouveaux rapports de relation entre la musique et la danse. Qui impulse qui ? Qui premier ou deuxième ?  En même temps, Pas en même temps ? il y a une discussion constante là dessus. Donc là, je ne pouvais pas faire ce projet sans eux. Il me fallait des instrumentistes prêts à casser tous les codes de leur propre relation corporelle à l'instrument. Carjez Gerretsen , clarinettiste, a cette capacité folle de pouvoir jouer la tête à l'envers. Essayez, vous verrez si c'est pas confortable. Mais lui, il y trouve quelque chose là-dedans, un accomplissement, quelque chose qu'il ne peut pas faire dans une position ordinaire. Wilhem Latchoumia cherche toujours. Il a un rapport à l'instrument tellement détendu, sans aucun point de tension que vous pouvez lui faire jouer, Vous pouvez lui demander de  jouer et d'être sollicité pendant qu'il joue par des danseurs sans que ça lui pose problème. Donc des danseurs vont intervenir sur son instrument. Ça ne lui pose aucun problème de tension particulière, ça ne le bloque pas. Donc j'ai des gens avec qui je travaille depuis maintenant beaucoup d'années, qui sont en train, pour ce spectacle, de construire un nouveau rapport entre les différents arts, là en l'occurrence plutôt la danse et la musique, mais un peu plus largement le spectacle, les lumières et la musique, parce qu'ils se sont totalement rendus disponibles par leur personnalité extraordinaire dans le monde de la musique, très divergente de tout ce que je connais... Ils se sont rendus disponibles à ces expériences-là et pour moi, c'est probant,  comme il y a eu certainement d'autres choses probantes avant, mais là, pour moi, c'est probant comme je l'ai jamais connu.

Inspiré par le naufrage de la MéduseNous, le radeau / We, the Lust est un spectacle radical qui interroge par la danse et la musique la puissance de l’instinct de survie. 

— Nous, le Radeau - © Alwin Poiana

Votre travail sur Nous, le radeau / We, the Lust, portant sur l’histoire vraie du naufrage de la frégate Méduse en 1816, qui a inspiré sa célèbre toile à Géricault, vous a réservé une surprise. Pouvez-vous nous en parler ?

Franck Krawczyk

Lorsque j’ai commencé à travailler sur le projet, j’en ai parlé devant ma classe au Conservatoire et un étudiant corniste, Marin Duvernois, s’est mis à rougir. Il m’a dit : « Je suis un descendant de l’un des survivants, Joseph Jean Baptiste Griffon du Bellay. » Il avait en sa possession des documents inédits au sujet du naufrage et sa tante Clarisse Griffon du Bellay a publié un ouvrage sur leur ancêtre, intitulé Ressacs, que je me suis empressé de lire. Dans ma partition pour Nous, le radeau / We, the Lust, j’ai composé un solo de cor des alpes en pensant à mon étudiant. Cette coïncidence m’a ouvert les yeux sur le fait que la transmission se fait aussi par le hasard, pas simplement par les mots, et qu’il n’existe jamais une seule version des faits, inscrite telle quelle, à jamais. Au centre de notre spectacle, le narratif repose sur une multiplication des récits.

En quoi la thématique du radeau de la Méduse résonne-t-elle avec votre travail de compositeur ?

F. K. Nous savons que parmi les rescapés du radeau de la Méduse, figuraient toutes sortes de personnes, de différentes origines et catégories sociales, parlant plusieurs langues. À un moment donné, tout cela a dû faire corps, faire société. Hétéroclite, la constitution du radeau est un monde qu’on ne choisit pas. Depuis des années, je souhaitais réunir pour un projet exigeant des chanteurs amateurs dans un grand chœur mixte. C’est le cas ici : les deux chœurs amateurs dirigés par Antoine Bretonnière, composés de choristes de 20 à 77 ans, sont le reflet du public. Par ailleurs, dans Nous, le radeau / We, the Lust, nous avons la chance d’avoir trois solistes internationaux, trois personnalités hors normes, et un duo de rock. On crée donc un choc de cultures musicales. Puis il y a la rencontre avec les danseurs, qui ne dansent pas sur la musique mais interagissent avec elle grâce à l’IA – j’y reviendrai. Bref, sur notre radeau ont embarqué différents types de musique : électronique, acoustique, rock, classique, improvisation… Nous sommes également en présence d’univers sociologiques variés, de différentes générations, de traditions orales et de traditions écrites parmi les chanteurs. Ce monde reconstitué m’intéresse car, dans son principe de réaction immédiate, on découvre des solutions et des idées que l’on ne trouverait pas autrement.

— Nous, le Radeau - © Alwin Poiana

En quoi le protocole singulier que vous avez mis en place pour l’écriture du spectacle influe-t-il sur les musiciens et sur les danseurs ?

F. K. Je vous donne un exemple. On demande au clarinettiste de jouer couché. Il va donc être obligé de changer son jeu. Si les danseurs viennent tirer ses membres, il va également devoir adapter son jeu. Si un danseur retire le bec de sa clarinette, il va être obligé de chanter. Si le danseur lui rend son bec, mais retire les mains du musicien de son instrument afin d’en actionner lui-même les clefs, que se passe-t-il ? On part d’une situation musicale vers une situation improbable. C’est ce qui m’intéresse dans la survie sur le radeau. On cherche à maintenir un objectif, mais on n’en a plus les moyens ; alors on se demande comment maintenir cet objectif. Le résultat est bouleversant car le musicien devra jouer la mélodie, quoi qu’il advienne. S’accrocher à la vie, c’est s’accrocher au chant. La confiance imposée conduit le musicien vers des zones inconnues. La question essentielle est celle de survivre pour transmettre.

Comment les pages que vous avez composées pour le spectacle prennent-elles place, parmi des œuvres de Michael Gordon, James Brown, Beethoven, Schütz, Schönberg, Varèse, Ligeti, Albinoni, Vivaldi, Purcell, Bach… ?

F. K. Je tente d’abandonner la question des compositeurs au profit de celle des œuvres. Les œuvres sont, depuis toujours, au centre d’un processus de réutilisation permanent. La Sonate « Au clair de lune » de Beethoven, par exemple, est une forme de ralentissement du premier trio de la scène de la mort du Commandeur dans Don Giovanni de Mozart. Nulle part l’idée de plagiat n’est venue à l’esprit de Beethoven ; il avait cette musique en tête… Pour Nous, le radeau / We, the Lust, j’avais moi-même en tête la treizième étude de Ligeti intitulée L’Escalier du diable et soumise aux droits d’auteur. Ce qui a inspiré Ligeti dans cette pièce, ce sont les patterns du phénomène climatique El Niño qui lui ont fourni une équation mathématique lui permettant de construire son étude. J’ai donc juste réutilisé les patterns d’El Niño qu’il avait utilisés. Je dois à Ligeti de les avoir découverts mais, en même temps, ils ne lui appartiennent pas. Les œuvres me servent de pistes pour remonter à leurs sources afin d’explorer ces formes existantes, libérées de la notion d’auteur. Le point commun entre toutes les pièces que j’ai choisies, c’est une forme de radicalité correspondant à un moment historique où les compositeurs se sont replongés dans les racines pour chercher quelque chose d’inouï, qui n’a jamais été fait. Ils ne concèdent rien. Nous, le radeau / We, the Lust est un projet radical qui répond à cette idée.

— Nous, le Radeau - © Alwin Poiana

Quel est le rôle de l’intelligence artificielle dans la dimension musicale du spectacle ?

F. K. L’IA réinterroge tout le travail déjà mené par Xenakis, Varèse… Elle propose un nouveau rapport à la machine puisque c’est elle qui prend les décisions. Dans Nous, le radeau / We, the Lust, elle agit en fonction des danseurs et crée une nouvelle partition issue du matériel préétabli qu’on lui a fourni. Cette nouvelle création est très intéressante (j’avoue que j’aurais bien aimé pouvoir l’imaginer). Le danseur porte une combinaison qui capte les informations venues de son sternum. L’IA modifie en direct la partition qui lui a été donnée en fonction des gestes du danseur. C’est donc le corps du danseur qui actionne le processus de composition musicale.

Quelle est la portée politique de votre travail sur Nous, le radeau / We, the Lust ?

F. K. Ces dernières années, j’ai travaillé sur des projets qui avaient une forte dimension politique, pour lesquels il était particulièrement intéressant d’observer à partir de quel moment on rencontrait un refus, une forme de censure. Avec Nous, le radeau / We, the Lust, les chorégraphes Pieter C. Scholten et Emio Greco s'appuient sur une notion, THE LUST, que l'on peut traduire par luxure, désir ultime, instinct de survie…, redéfinissant ce qui atteint une ligne morale. Qu’est-ce que le désir lorsqu’il n’est plus circonscrit par une loi ? On sait par les témoignages que sur le radeau des naufragés de la Méduse, des lignes ont été franchies pour la survie : l’anthropophagie, l’euthanasie (on tuait des rescapés qui souffraient)… Dans ce projet, la Philharmonie de Paris essaie de ne pas imposer de limites, alors nous essayons de pousser le plus loin possible le curseur pour voir jusqu’à quelle extrémité la représentation peut être dérangeante. La Philharmonie nous a simplement demandé de respecter une ligne assez naturelle : c’est un lieu de vie, un lieu de concert, destiné à tout public. Mon rôle est d’interroger ces termes pour savoir jusqu’où aller.

Propos recueillis par Olivier Lexa

 

— Nous, le Radeau - © Alwin Poiana

 

Franck Krawczyk

Compositeur