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Quand le son devient geste

Publié le 05 novembre 2018 — par Andrea Benvenuto

— Emmanuelle Laborit - © Jean-Louis Fernandez

Pourquoi n’entendrait-on qu’avec les oreilles ? Relire l’histoire des sourds sous le prisme d’une histoire culturelle et sociale du son, c’est mettre en place une autre représentation de la sensibilité.

Relire l’histoire des sourds sous le prisme d’une histoire culturelle et sociale du son et de l’écoute, ce à quoi s’attachent les Sound Studies, domaine de recherche en expansion dans le paysage francophone[1], contribue à renouveler l’horizon interprétatif mobilisé jusqu’à présent par les études sur les sourds et les langues des signes[2].

Il est tentant de commencer à discuter du rapport des sourds à la musique en suivant le chemin préfiguré par des représentations communément admises telles que « les sourds vivent dans un monde du silence », « les sourds ne pouvant pas entendre les sons, ils sont incapables d’entendre la musique », « faire de la musique quand on est sourd relève d’une mission impossible ». Or, ce que les expériences musicales des sourds nous montrent, c’est un univers peuplé de pratiques d’écoute et de création mettant en œuvre des reconfigurations perceptives singulières, tout autant qu’une réélaboration collective et subjective du sens que la musique peut prendre dans leur vie.

Ce que les sourds font à la musique

Inscrire la réflexion sur les sourds et la musique dans une histoire culturelle et sociale tel que les Sound Studies invitent à le faire, a pour premier effet de déjouer la tendance à lier presque systématiquement la question de l’audition, de l’écoute et de la voix à une histoire médicale et pédagogique de réparation de la surdité. Les expériences musicales des sourds sur la scène contemporaine montrent aujourd’hui une reconfiguration des possibles. Elles invitent à déplacer la question de savoir ce que la musique peut faire pour les sourds vers une réflexion sur ce que les sourds font à la musique.

Certes, le pouvoir normatif du geste médical et pédagogique qui, depuis le XIXe siècle, veut faire de l’audition la norme dominante pour envisager l’existence des sourds, a marqué les combats politiques et les productions académiques s’y opposant. Ce que Tom Humphries (1975) cherche à montrer en forgeant le néologisme d’audism[3], c’est que l’audition n’est point un fait d’ordre physiologique qui ferait défaut aux sourds et dont la médecine aurait le remède, mais le résultat d’un agencement des normes sociales productrices de discrimination dès lors que l’accès au monde sonore reste la seule manière de penser la condition des sourds.

Ce paradigme « audiocentriste » s’est fortement imposé dans le monde, et en particulier en France. L’une de ses conséquences sur le plan éducatif a été d’écarter la langue des signes de l’enseignement — pourtant mise en avant dès le XVIIIe siècle par l’abbé de l’Épée — pour se concentrer sur la réparation de l’ouïe et l’apprentissage de la parole articulée. Audition et voix, donc, deux éléments majeurs sur lesquels se sont focalisés les efforts pédagogiques depuis le XIXe siècle. Faire entendre et faire parler les sourds constituent les objectifs d’un vaste mouvement de « démutisation des sourds » dont le moment culminant se situe au congrès de Milan de 1880[4], terrain où l’idéologie oraliste[5] trouve un prétexte politique pour s’officialiser, et devenir politique d’État.

Le poids de l’oralisme sur l'éducation des sourds a été si fort qu’il y a des sourds, en particulier ceux qui ont grandi dans des écoles dites oralistes (ce qui a été massivement le cas jusqu’aux années 1990), pour qui la culture sonore se limite à sa seule dimension auditive et représente donc un instrument de plus de sa réhabilitation. L’idée que la musique — et plus largement l’univers sonore — puisent faire partie de leur expérience sensible est non seulement inconcevable sur le plan subjectif, mais elle représente, d’un point de vue politique, un étendard de l’idéologie contre laquelle des générations de sourds ont combattu. Pour d’autres, en particulier les jeunes générations qui n’ont pas connu les mêmes expériences éducatives que leurs aînés et qui bénéficient des effets d’un contexte social plus accueillant envers la langue des signes[6], l’expérience de la musique constitue une recherche identitaire à part entière[7]. Enfin, il y a aussi beaucoup de personnes sourdes qui voient la musique comme faisant partie de leurs vies et qui, curieuses, comme n’importe qui, d’explorer d’autres formes d’expression de la créativité humaine, se laissent emporter par elle.

Les expériences que certains artistes sourds font aujourd’hui avec le son, et en particulier avec la musique, ne sont donc pas complétement détachées de cet héritage. Ce qui explique aussi que du côté des Deaf Studies l’on commence à peine à réfléchir sur l’étendue de ce qui est pensable comme écoute ou comme musique quand on est sourd. De geste thérapeutique normatif destiné à réparer la déficience auditive, la musique est devenue entre les mains des sourds un geste politique et esthétique, pour redéfinir leurs modes d’être au monde[8].

Reconfiguration sensible de l’expérience musicale sourde

La question du sens et du rôle que joue la surdité comme analyseur de l’expérience sensible dans l’élaboration des connaissances humaines n’est pas nouvelle. Elle est au cœur des réflexions philosophiques depuis le XVIIIe siècle. Pourtant, rares sont encore les travaux qui explorent les liens entre musique et surdité en interrogeant l’expérience sensible que les sourds ont de la musique, en la dépouillant de la dimension paradoxale dans laquelle elle paraît être toujours enfermée[9].

Je vais me servir de l’histoire quelque peu fantasque du clavecin oculaire du Père Castel destiné à « donner à voir » la musique, au XVIIIe siècle, pour avancer quelques réflexions sur l’intérêt d’interroger ce mouvement de bascule qui sépare, sinon oppose, le visuel et le sonore, dans les rapports perceptifs des sourds au monde.

Dans un article publié au Mercure de France en 1725, intitulé « Clavecin pour les yeux avec l’art de peindre les sons et toutes sortes de pièces de musique », le père Castel affirmait[10]:

Il ne s’agit pas de réveiller simplement l’idée de parole et de son par des caractères arbitraires et imaginés, tels que sont les lettres de l’alphabet ou les notes de musique ; mais de peindre ce son et toute la musique dont il est capable ; de les peindre, dis-je réellement, ce qui s’appelle peindre, avec des couleurs, et avec leurs propres couleurs ; en un mot, de les rendre sensibles et présents aux yeux, comme ils le sont aux oreilles de manière qu’un sourd puisse jouir et juger de la beauté d'une musique [...] et qu’un aveugle puisse juger par les oreilles de la beauté des couleurs.

Diderot conduit "son sourd de naissance" rue Saint-Jacques — dit-il dans la Lettre sur les sourds et muets. À l’usage de ceux qui entendent et qui parlent (1751) — pour expérimenter la machine du Père Castel :

Mon sourd s’imagina que ce génie inventeur était sourd et muet aussi ; que son clavecin lui servait à converser avec les autres hommes; que chaque nuance avait sur le clavier la valeur d’une des lettres de l’alphabet, et qu’à l’aide des touches et de l’agilité des doigts, il combinait ces lettres, en formait des mots, des phrases, enfin tout un discours en couleurs.

Au-delà de la réalité qu’a bien pu prendre cette histoire, ce qui m’intéresse c’est de signaler la démarche philosophique qui la sous-tend. L’un des enjeux de la Lettre de Diderot est de s’interroger sur le caractère métaphorique des gestes et leur dimension à la fois linguistique et esthétique. La surdité questionnait positivement ce qui était pensable comme langue, le clavecin ce qui pouvait être audible comme musique. La grammaire en couleurs, pensée pour peindre les sons, pose en outre la question de la simultanéité perceptive du sens de la vue. L’oreille du sourd n’entend pas la succession des sons ou des mots du discours oral, mais elle force l’œil à une simultanéité perceptive. Les signes gestuels dressent un tableau dans l’espace tout en se détachant d’une simple imitation de la nature.

Cette simultanéité perceptive mise en avant par Diderot, tel l’art de dire en montrant comme le fait l’acteur au théâtre, ou de rendre visible aux yeux ce qui n’est pas perceptible par l’oreille pour le Père Castel, est la base de la structure sémiologique des langues des signes : l’utilisation du canal visuo-gestuel comme réponse à la contrainte physiologique de la surdité. Ce qui permet non seulement de dresser un tableau avec une présentation simultanée des personnages et des actions, mais aussi d’introduire la notion d’espace et de mouvement, deux notions qu’on a tendance à négliger devant la suprématie que le sens de la vue a pris dans la définition des cultures sourdes.

La culture sourde se définit comme une culture éminemment visuelle. Des nombreux ouvrages, films, sites internet, blogs, dénominations choisies par des associations, rendent compte de ce trait : on parle d’« être visuel » (Delaporte, 2002), du « peuple de l’œil », de « l’œil et la main » (émission sur France 5), d’« Avec mes yeux » (film de la réalisatrice Marion Aldighieri sur Emmanuelle Laborit et d’IVT - International Visual Theatre), « Des yeux pour s’entendre » (association), entre autres. L’un des auteurs de référence des Visual Studies a consacré sa thèse de doctorat à la poésie silencieuse et la culture visuelle en France[11].

Le fait de valoriser le trait visuel comme constitutif de l’expérience des sourds a certes un fondement « physiologique », comme a pu l’affirmer le Dr Fournié, médecin de l’Institut des sourds de Paris à la fin du XVIIIe siècle. Fournié prouve le caractère indissociable du lien entre la surdité organique et l’élaboration des signes linguistiques gestuels ou « images-signes », tout comme l’entendant utilisant son ouïe élabore des « sons-signes ». Car ce qui incite les hommes à élaborer une langue est pour Fournié leur intelligence et leurs intentions communicatives. L’homme parle ou signe parce qu’il met en action, grâce à sa volonté, les moyens sensibles qui lui permettent d’atteindre le but de communiquer sa pensée[12].

Les recherches linguistiques contemporaines sur les langues des signes le disent avec leurs mots : la surdité est pertinente dans l’organisation des langues des signes. L’adoption d’un point de vue sémiologique en amont de l’analyse linguistique des langues de signes permet, selon le linguiste Christian Cuxac (2013), de démontrer que « le fait de ne disposer, en raison de la surdité, que du seul canal visuo-gestuel à des fins communicationnelles, s’est traduit par l’inclusion d’éléments très illustratifs, fonctionnellement proches des illustrateurs de la gestuelle co-verbale des entendants, qui présentent, sur le plan formel, des caractéristiques structurales authentiquement linguistiques. Donner à voir, tout comme dire sans donner à voir, ce sont deux visées sémiologiques constitutives de la langue des signes »[13]. Ces visées, non seulement mobilisent les capacités visuelles et gestuelles des sourds, mais elles se structurent dans l’espace. Aussi le mouvement du corps joue-t-il un rôle sémiotique fondamental. Autrement dit, la langue des signes ne mobilise pas seulement les capacités visuelles de ses locuteurs. Voyons comme cela se traduit dans l’une des formes qui prend l’expérience musicale sourde, le chansigne[14].

Le chansigne

On ne saurait définir aujourd’hui cette forme d’expression par une contraction la limitant à « chanter en langue des signes », c’est-à-dire une sorte d’interprétation « signée » des paroles chantées en langue vocale. Quand bien même la démarche artistique de départ pourrait-elle correspondre à cette modalité, le chansigneur fait plus qu’interpréter dans une langue ce qui est dit dans une autre. Il est l’interprète de tout un ensemble d’expériences sensibles mobilisées à travers la musique. Une chanson n’est pas que paroles : elle appelle la mobilisation du corps tout entier pour rendre compte des émotions transmises par la voix, par le rythme, par la musicalité, par les mouvements du corps ou la mise en scène. Si la production en direct appelle une performance particulière, liée plus étroitement au concert, les créations en différée laissent plus de place à la mise en scène propre à la modalité visuo-gestuelle[15].

— FEMINEM - Chantsigne LSF

Dans cet univers transmodal, nombreuses sont les questions qui se posent, comme celle du statut du chansigneur : reste-t-il un interprète, au sens du travail de traduction d’une langue et d’une culture qui veut s’ouvrir à une autre, ou sommes-nous devant une création à part entière qui se pense et se fait à partir de leur rencontre ? Dévaste-moi, fruit de la collaboration entre le metteur en scène Johanny Bert, The Delano Orchestre et la comédienne et chansigneuse Emmanuelle Laborit en 2017-2018, en est une[16].

Je propose d'étudier la notion de mouvement, nécessaire à la compréhension de la simultanéité expressivo-perceptive dont parlait Diderot, et liée à la structuration temporelle dans l’espace de signation, à partir de la version chansignée de Formidable de Stromaé par la compagnie Les Mains Baladeuses.

— Les Mains Balladeuses - Formidable

Il est question de la femme qui vient de quitter le narrateur. Arrêtons-nous au tout début du clip (00:19) sur la simultanéité des signes qui disent : « Tu étais formidable ».

1) La main gauche et le regard vers l’avant installe dans l’espace la personne à qui s’adresse le message (la femme qui vient de le quitter).

2) La main droite sur l’épaule droite signale le temps passé (elle l’a quitté hier).

3) Tandis que la main gauche, positionnée devant, continue à signifier qu’il parle de la femme, la main droite revient vers l’avant avec le signe « formidable », pour signifier qu’elle « était » formidable.

Ces trois éléments (la personne à qui s’adresse le message, le temps et l’adjectivation) se donnent à voir dans un même moment. Puis la main droite rejoint la main gauche pour dire : « Nous étions formidables ».

Pour rendre compte du temps, marqué par la main droite sur l’épaule droite, la langue des signes utilise des structures syntaxiques spatiales. Le temps peut se dérouler selon un axe arrière-avant ou gauche-droite. Différence importante, donc : le temps s’élabore simultanément dans l’espace de signation tandis que les langues orales restent sur une linéarité propre à la chaîne des mots, qui s’expriment successivement.

Si on poursuit l’étude de la séquence, on voit comment le mouvement des épaules et du torse revêt une fonction linguistique importante. Il « place » les personnages dont on parle. Le regard au même niveau, tourné vers la gauche : c’est une personne ; vers la droite : c’est une autre personne ; vers la droite mais vers le bas : c’est un enfant. Les deux doigts ouverts en direction de la chansigneuse : une multitude des personnes qui la regardent. Tous ces personnages sont installés dans l’espace de signation par un regard, par un mouvement du corps, par un hochement de tête. Ils dessinent une scène multidimensionnelle, qu’il faut produire certes, mais qu’il faut aussi pouvoir « entendre ».

Nous sommes en présence de deux langues avec des structures sémiologiques différentes, l’une avec une modalité audio-phonatoire, l’autre visuo-gestuelle. N’ayant pas les mêmes contraintes de canaux, les langues peuvent être également perceptibles, sans se gêner. Or il serait impossible d’interpréter simultanément une même chanson en deux langues vocales. Cette possibilité ouvre la voie à ce que les langues s’interpellent, s’entremêlent, à ce que le mouvement du corps rende « audible » pour les uns et pour les autres ce qui serait dans d’autres conditions inaudible pour certains. Le chansigne déjoue, en somme, toute intention de proposer une lecture linéaire ou cumulative des mediums utilisés.

Il n’est pas question de restreindre l’expérience musicale des sourds au chansigne. Il y a d’autres explorations, qui font appel à d’autres formes d’écoute et de signification du son chez les sourds. Le travail de l’artiste Christine Sun Kim, plasticienne sourde nord-américaine, ou encore le film documentaires Chink[17] de Matthias Berger et Pierre Schmitt, sur un chantier de création sonore et visuelle réalisé à Strasbourg en 2009, donneront d’autres perspectives sur la question.

Le terrain est vaste. Ces quelques réflexions incitent à aller au-delà des aspects le plus attendus, ceux qui lient la culture sonore et la culture sourde par un fil plus ou moins tendu entre le son et la vue, ou entre l’oreille, comme organe récepteur par « excellence », et la surdité. Cette logique, articulée autour du sonore et du visuel d’une part, et du son et de la surdité d’autre part, aurait beaucoup à gagner à la compréhension de la langue des signes au sein d’un champ d’expérience plus vaste. La langue des signes brouille les pistes, elle les redessine.

Une autre ligne de partage me paraît opérante pour penser la spécificité du chansigne comme forme artistique. Nous pouvons la considérer comme un mode d’appropriation par les uns d’une forme esthétique propre aux autres. Ou bien, elle constitue un défi esthétique pour reconfigurer, à partir de configurations perceptives propres aux uns et aux autres, les formes de ce qui était auparavant donné à voir, à penser, à ressentir, comme musique[18]. Il y aurait ainsi une culture visuelle qui permettrait aux sourds d’appréhender la culture sonore avec une singularité perceptive propre.

Il s’agirait donc moins d’effectuer de nouveaux découpages des formes d’expériences que, comme le suggère Julie Chateauvert (2016) au sujet des processus créatifs en langue des signes, de concevoir la relation au monde comme étant intermédiale[19]. On l’aura compris, la surdité n’empêche pas les sourds d’entendre, elle nous permet, sourds et entendants, de sonder la place du sensible dans notre relation au monde.

C'est une autre représentation de la sensibilité qui est mise en place : on entend avec les yeux, les vibrations, le corps, on chante avec les mains, les muscles. Le sensible dépasse donc la question des sens, pour subvertir les formes de ce qui est pensable comme musique. Entendre ou faire de la musique dans ce contexte, peut être alors compris comme geste politique.

[1] Ce texte est issu d’une communication au sein du colloque Spectres de l’audible. Sound Studies, cultures de l’écoute et arts sonores tenu à l’INHA et à la Philharmonie de Paris du 7 au 9 juin 2018 : https://philharmoniedeparis.fr/fr/activite/colloque/20161-spectres-de-laudible. Voir la récente traduction en français du livre de Jonathan Sterne, Une histoire de la modernité sonore, Paris, coédition Éditions La Découverte/Cité de la musique-Philharmonie de Paris, trad. Maxime Boidy, 2015.

[2] Si les questions du son et de l’écoute traversent l’histoire, la littérature et la culture sourde (voir par exemple Russell S. Rosen, « Representations of Sound in American Deaf Literature », The Journal of Deaf Studies and Deaf Education, 12, 4, 1 Oct. 2007, p. 552–565), l’intérêt de croiser ces deux domaines ouvre des nouvelles perspectives de recherche tel qu’on peut le voir dans l’article exploratoire de Michele Friedner et Stefan Helmreich, « Sound Studies Meets Deaf Studies », Senses & Society, 7, 2012.

[3] Tom Humphries, « The making of a word: Audism », manuscrit de 1975 non publié, inclus ensuite dans sa thèse de doctorat Communicating across cultures (deaf-hearing) and language learning en 1977.

[4] Un argument philosophique récurrent tout au long du XIXe siècle et employé avec une insistance particulière lors du congrès de Milan est que la langue des signes n’est pas une langue : trop proche de la matérialité du monde qu’elle ne ferait qu’imiter, la langue des signes ne saurait égaler en valeur la voix humaine. Voir Michel Poizat, La Voix sourde. La société face à la surdité, Éditions Métailié, 1996. Sur l’histoire du congrès et l’œuvre de l’abbé de l’Épée, voir entre autres Christian Cuxac, Le Langage des sourds, Payot, 1983 ; François Buton, L’Administration des faveurs. L'État, les sourds et les aveugles (1789-1885), Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2009.

[5] J’entends comme idéologie oraliste l’ensemble d’idées et de croyances philosophiques, sociales, médicales ou autres, qui considère que la surdité empêche le sourd de devenir un être de parole. Sur la constitution de l’idéologie oraliste, voir Alexis Karacostas, L’Institution Nationale des Sourds-Muets de Paris de 1790 à 1800. Histoire d’un corps à corps, Université Paris V, Paris, 1981 ; Jean-René Presneau, « Oralisme ou langue des gestes. La formation des sourds au XIXe siècle », in J. Borreil et al., Les Sauvages dans la cité. Auto-émancipation du peuple et instruction des prolétaires au XIXe siècle, Champ Vallon, 1985 ; H. Lane, Quand l’esprit entend. Histoire des sourds-muets (1984), Odile Jacob, Paris, 1991 ; A. Benvenuto, Les sourds existent-ils ? De la figure au sujet philosophique, thèse de doctorat de philosophie, Université Paris 8, 2009.

[6] La langue des signes a été reconnue officiellement en France par la loi sur le handicap du 11 février 2005.

[7] Pierre Schmitt, « De la musique et des sourds. Approche ethnographique du rapport à la musique de jeunes sourds européens » in T. Bachir-Loopuyt, S. Iglesias, A. Langenbruch, G. zur Nieden (dir.), Musiques, contextes, savoirs. Perspectives interdisciplinaires sur la musique, Peter Lang, 2012.

[8] L’un des exemples paradigmatiques de cette visée politique, se trouve dans les traductions/interprétations faites des hymnes nationaux en langue des signes. À ce propos, voir le documentaire Signer la Marseillaise, écrit et réalisé par Bertrand Brahic en 2008, et notre article : A. Benvenuto, « La Marseillaise des sourds », in S. Villavicencio, G. Navet (dir.), Diversité culturelle et figures de l'hétérogénéité, L'Harmattan, 2013.

[9] En France, voir les travaux de Sylvain Brétéché, dont sa thèse L’incarnation musicale. Phénoménologie de l’expérience musicale sourde, Université Aix Marseille, 2015. Voir la transcription de la journée d’étude professionnelle "Musique et Surdité" tenue à la Cité de la musique le 26 mars 2005 : https://drop.philharmoniedeparis.fr/content/GPM/pdf/02Metiers04/Musique-et-surdite-cite-2005-03-26.pdf - dernière consultation : 4 novembre 2018.

[10] Cité par Jean-Marc Warszawski, « Le clavecin pour les yeux du Père Castel », 1999, URL : https://www.musicologie.org/publirem/castel.html - dernière consultation : 4 novembre 2018. Voir aussi Anne-Marie Chouillet-Roche, « Le Clavecin oculaire du P. Castel », Dix-Huitième Siècle, no8 (1976), p. 141-166.

[11] Nicolas Mirzoeff, Silent Poetry: Deafness, Sign and Visual Culture in Modern France; Princeton et Londres, Princeton University Press, 1995.

[12] Un aperçu des textes du Dr Fournié en lien avec les deux colloques tenus à Milan en 1880 (l’un pour les éducateurs, l’autre pour les médecins) dans Andrea Benvenuto, « L'autre Milan 1880 », Revue NRAS, no49, 1er trimestre 2010.

[13] Christian Cuxac, « Langues des signes : une modélisation sémiologique », La nouvelle revue de l'adaptation et de la scolarisation, 2013/4 (no64), p. 65-80. URL : https://www.cairn.info/revue-la-nouvelle-revue-de-l-adaptation-et-de-la-scolarisation-2013-4-page-65.htm (date de dernière consultation : 4 novembre 2018).

[14] Selon Olivier Schetrit, ce néologisme émerge lors de la création de la pièce « Miracle par hasard » à IVT (1996) en voulant contracter simultanément les signes « chant » et « langue des signes » en un seul geste. Olivier Schetrit, « Dépasser la violence par la création ? », Anthrovision, 1.2, 2013, mis en ligne le 05 août 2013, consulté le 04 novembre 2018, URL : https://journals.openedition.org/anthrovision/569#ftn5. Voir aussi http://sourds.waliceo.fr/actualites/informations/naissance-chansigne-expression-sourds, consulté le 04 novembre 2018.

[15] Voir également le clip réalisé et joué par des artistes sourds et produit par l’association Des Yeux pour entendre, sur le titre « Indignez vous ! » du groupe HK et les Saltimbanks : http://www.yeuxpe.fr/2012/04/clip-indignez-vous-lsf/ — date de consultation : 4 novembre 2018.

[16] Voir le site d’IVT : http://ivt.fr/tournees/emmanuelle-laborit-delano-orchestra-johanny-bert-devaste-moi. Cette contribution n’a pas la prétention de définir des typologies, de retracer l’histoire de son émergence ni de dresser un tableau exhaustif de ses formes artistiques. D’autres ont déjà commencé ce travail. Je renvoie, outre les textes déjà cités, à la thèse d’Olivier Schetrit, La Culture sourde : approche filmique de la création artistique et des enjeux identitaires des sourds en France et dans les réseaux transnationaux, soutenue en 2015 à l’EHESS. Une recherche par mots-clés sur n’importe quel moteur de recherche permet de se faire une idée des multiples expressions que le chansigne prend sur la scène internationale et nationale.

[17] À ce propos voir l’article de Florent et Pierre Schmitt, « Art, politique et langue des signes » Inter : art actuel, no108, 2011. Voir aussi le documentaire Petite ballade sonore (2010) sur Maati, percussionniste sourd à la recherche des transpositions visuelles du son, qui mène une enquête auprès des professionnels du son (bruiteurs de cinéma, chefs d’orchestre, acousticiens) pour comprendre comment le bruit, transformé en image, lui permet de plonger dans le monde sonore : https://www.france.tv/france-5/l-oeil-et-la-main/51609-petite-ballade-sonore.html (date de consultation : 4 novembre 2018).

[18] Cf. Jacques Rancière, Le Partage du sensible, esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000.

[19] Julie Chateauvert, « Le tiers synesthète : espace d’accueil pour la création en langue des signes », Intermédialités (27, 2016). Voir aussi sa thèse, Poétique du mouvement : ce que les LS font à la littérature, Université du Québec à Montréal, 2014, en ligne sur poetiquels.net, et « Création en langue des signes : intermédialité et proxémie ou La démarche artistique de Jolanta Lapiak : faire comme si nous étions déjà libres », actes du colloque Représentations et discours du handicap, l’apport des Disability Studies en sciences humaines, qui s’est tenu du 19 au 21 novembre 2015 à l’Institut national des Jeunes Sourds, Paris, Garnier, (à paraître).

Andrea Benvenuto