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À Renaud, par Alain Rey

Publié le 28 octobre 2020 — par Alain Rey

© David Séchan

« Renaud est un moraliste, un thérapeute. Il nous "châtie en riant ", nous engueule avec tendresse. C’est pour ça qu’on l’aime. »

— Alain Rey - © Dominique Carton/Opale / Bridgeman Images

Y aurait-il prédestination, dans le choix de ce prénom Renaud par ses parents ? On pourrait se le demander. Dans l’argot ancien du bagne, des prisons, repris dans Les Mystères de Paris d’Eugène Sue, il est question d’être à renaud, de renauder, ce qui signifie à peu près « râler, rouspéter, être en pétard », et s’applique assez bien à notre grand gavroche.

Dans le groupe peu nombreux des chanteurs qui écrivent les « paroles » et composent les « airs », certains sont parvenus à cette synthèse de la voix, d’un accent, d’un style poétique et d’une « petite musique » (Céline) qui fait qu’ils sont chacun ou chacune unique, et immédiatement reconnaissable. Trenet, Brassens, Barbara, Brel en France et en Belgique, Vigneault au Québec, en font partie ; Renaud Séchan les a rejoints, tout en haut.

Comment expliquer qu’à la première mesure d’une chanson, on le reconnaisse, ce Renaud ? Sans doute à l’alchimie des signes et des notes, par la voix et l’accent, par les contenus sensibles et furieux. Car il renaude, ce Renaud, avec une manière de dire, un accent, un usage très personnel du français. On a beaucoup parlé d’argot, à son sujet ; c’était trop simple. C’est vrai qu’il a révélé aux pékins, dont j’étais, l’existence du verlan par ce laisse béton devenu mythique ; c’est vrai qu’il se sert parfois d’argot, mais très souvent d’un argot ancien et beaucoup plus souvent de termes populaires. Mais, comme Aristide Bruant, dont il semble la réincarnation, ou comme le Jehan Rictus des Soliloques du pauvre, il en fait un langage unique, mêlant populisme et tradition littéraire, rythme poétique et éructation, le tout au service d’un esprit de résistance, d’indignation, de révolte, de la haine des pouvoirs établis, et aussi d’une tendresse moqueuse, d’une requête de lucidité, de vérité, d’un besoin inextricable de violence et d’émotion.

Le savant cocktail des mots, la rudesse du propos s’expriment dès ses premières chansons. Amoureux de Paname, avec l’accent parisien des années 1950, qui est en train de disparaître, et qu’il conserve comme un trésor perdu. Déjà, il charge contre toute mode, ici les écologistes, amoureux ridicules « du beau gazon, des belles pelouses, des p’tits moutons ». Il revendique violemment d’autres beautés, celles du béton, du macadam, de la tour Montparnasse, que les gens bien vilipendent : « y a plein de poésie dans les gratt’ciel ». Conclusion : « le béton, c’est mon paysage ». Le mot fait tilt ; le délicat écrivain suisse Amiel nous l’avait pourtant dit : « Un paysage est un état de l’âme ». Les grands créateurs de mots-musiques ont des « pays » : Gilles Vigneault, « mon pays, c’est l’hiver », Jacques Brel, « le plat pays qui est le mien », et ces pays ne sont pas des patries. Passant du pays à son image rêvée, Renaud se compose donc un « paysage » — mot inspiré par les peintres hollandais, au XVIIe siècle — pour y déployer les furieux et ironiques états de son âme. Johanna Copans l’a très bien vu, en intitulant sa grande étude sur le chanteur « Le paysage des chansons de Renaud ».

Ce sont les sons, les rythmes, la couleur des mots, qui permettent au paysagiste de créer. Parmi ces mots, j’ai envie de revenir au célèbre Laisse béton, qui n’est pas seulement le verlan de laisse tomber, où je vois aussi le béton des banlieues, celui des HLM dans la grisaille, dont le râleur Renaud peine à se détacher, à laisser tomber. Dans une chanson écrite en 1982, Étudiant poil aux dents, Renaud s’en prend à « la société d’demain », précisément à son béton, ses « HLM sophistiqués ». « Nos maisons », chante-t-il, « On s’les construira nous-mêmes / Sur les ruines de tes illusions ».

Le langage de Renaud est poétique et populaire ; il enchaîne néologismes, populismes anciens, mots récents et vieillissants ; il utilise des bribes d’argot ancien devenus populaires et courants, il a recours à des effets de syntaxe, jusqu’à la « faute » des formes « analogiques », je repartira, comme le futur du verbe aller, et comme tourneront, nous nous en all’rons, cela dans un de ses plus beaux textes, une de ses plus intenses complaintes. Là, où quittant les banlieues, il se fait marin : « C’est pas l’homme qui prend la mer, c’est la mer qui prend l’homme ». Il joue sur les divers emplois du verbe prendre, exploite le style ancien des chansons de marins, compose pour ce pays du danger un paysage de mots et de manières de dire. Ailleurs, ses écarts de syntaxe sont du pur français populaire oral, comme dans Molière et ses paysans. « Ma gonzesse, celle que j’suis avec […] celle que j’suis son mec » (1978). Il est vrai que ses chansons les plus connues emploient des formes inattendues, mais elles ne sont pas vraiment argotiques. Ainsi, Morgane de toi, cri d’amour paternel, s’il provient d’un très ancien argot, renvoie à une formule publicitaire ; Mistral gagnant est le nom commercial d’un bonbon-surprise, inspiré par celui d’un train mythique, le Mistral. C’est la nostalgie de l’enfance qui s’exprime là, comme dans les «  fautes » de Les Animals, et des chevals, des z’hiboux, au service de la nature et des espèces menacées. Quand Pépette, en vacances en Bretagne, « s’est fait mal à le genou », je pense à la leçon de français d’une jeune Finistérienne, dans le Jean Santeuil de Proust, lui-même grand observateur de la diversité des parlers.

Les mots d’argot, chez Balzac, Hugo, plus tard chez Bruant, le sont vraiment, argotiques ; aucun Français étranger au milieu ne les comprenait ; les mêmes, employés dans les premières années Renaud, en 1970 ou 1980, sont devenus du français populaire connu de tous.

Le peuple est l’obsession de Renaud Séchan, fils d’un homme de lettres de classe bourgeoise, mais, il est vrai, d’une mère issue du milieu prolétaire, descendante de mineurs du Nord. Renaud, acteur remarquable (l’habitude de la scène ?), incarnera le mineur révolté Lantier, dans un film fidèlement tiré du Germinal de Zola.

Malgré l’opposition flagrante entre leurs visions du monde, j’ai envie de comparer, dans son usage de la langue orale et du parler du « peuple », Renaud à Céline, parfois à Queneau : de petits extraits de langue populaire pour construire un idiome à soi, vers la « petite musique », vers la poésie. Chez Renaud, cette synthèse, cette magie viennent beaucoup de sa voix et de son accent. Même le marin de Dès que le vent soufflera, est, dans un cruel humour, étrangement parigot (« la mer, c’est dégueulasse, les poissons baisent dedans »). On retrouve, en dérision, le loubard sur sa mob, le gavroche mal grandi, assailli par la connerie d’un peuple de minables (Hexagone).

J’apprends par Johanna Copans que Frédéric Dard (San Antonio) a écrit que Renaud « faisait le boulot de Verlaine avec des mots de bistrot ». Bien vu, sauf que Verlaine est écrit pour être lu, récité, rêvé, et n’a pas besoin d’être mis en musique, car sa poésie est elle-même musique. La poésie de Renaud est vocale, portée par une musique simple, juste (comme chez Brassens) ; elle est destinée à la scène et au disque. Il s’en est vendu des millions, je doute que Verlaine ait eu autant de lecteurs. Quant aux « mots de bistrot », ils sont rares. Si on les comptait, ces mots de Renaud, on les trouverait presque tous dans le dictionnaire de l’Académie française, parfois un peu bousculés, c’est vrai. L’esprit du bistrot, celui des « brèves de comptoir » est tout contraire à celui de Renaud, et pourrait être la cible de ce « chanteur énervant », surtout énervé, à vif, sensible et rageur. Renaud le tendre, mais pas tendre avec lui-même, ni avec la connerie ambiante. Sévère envers lui, hargneux avec les autres, toujours moqueur.

Renaud est double. Inspiré par les inoubliables Jekyll et Hyde du grand Stevenson, et par le couple infernal Gainsbourg-Gainsbarre, il chante en 2002 le déchirement entre « Docteur Renaud » et « Mister Renard ». Lequel des deux, dans Mon bistrot préféré, nous livre les noms de ses vrais amis ? Il y a là de grands chanteurs, des humoristes, des auteurs de bédé, des poètes et des écrivains, et même un homme politique, son cher Tonton (Mitterrand). Vous avez remarqué ? Pas une femme, dans ce panthéon. Le docteur Renaud les a peut-être oubliées. Mister Renard les garde dans son cœur, en amoureux malheureux et fidèle. Cette schizophrénie créatrice se marque bien dans Les Bobos, où, après avoir passé au scalpel cette catégorie sociale, avec une impressionnante justesse, il admet pouvoir en faire lui-même partie.

Le personnage Renaud, à partir d’une personne vivante, réelle, est tout comme son langage une élaboration patiente, acharnée, dans les affres de la scène et la solitude grouillante du micro. À la rencontre d’un « peuple » rêvé, Renaud est célébré par un peuple réel, celui même qu’il accable de ses sarcasmes. Car Renaud est un moraliste, un thérapeute. Il nous « châtie en riant », nous engueule avec tendresse. C’est pour ça qu’on l’aime.

À toi Renaud, à toi Renard.

Alain

 

Texte publié dans Renaud : putain de livre !, dir. Johanna Copans et David Séchan, Paris, Éditions Plon, 2020, p. 86.

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