Pièce musicale engagée écrite à la fin de la République de Weimar, La Décision s'offre comme un manifeste esthétique et politique. Mêlant l'épique et le didactique, elle entraîne le spectateur dans un projet d'émancipation sociale.
Schönberg considérait avoir eu trois élèves de génie: Webern, Berg et Eisler. Mais il ne supporta pas qu’Eisler veuille politiser les questions esthétiques. Leur rupture en 1926 n’a cependant jamais altéré l’admiration qu’Eisler avait pour son maître. Cette rupture coïncide avec le ralliement d’Eisler au programme du parti communiste allemand (KPD). La rencontre avec Brecht sera décisive pour les deux artistes. Leur collaboration commence en Allemagne sous la montée du fascisme, elle se poursuivra pendant leur long en exil aux États-Unis puis à leur retour en RDA et jusqu’à la mort de Brecht en 1956. La Décision est la première de leurs grandes collaborations. Après refus et censure, elle a finalement été créée en 1930 à Berlin par des chorales ouvrières. Véritables organes politiques, elles regroupaient près d’un demi-million d’ouvriers.
La Décision est une proposition parfaitement singulière dans l’histoire de la musique. Par sa puissance indéniable, elle rebat complètement les cartes: ce n’est ni avant tout de l’art, ni avant tout de la politique. C’est la tentative à la fois naïve et grandiose de réinterroger ces deux catégories, dans un contexte politique d’extrême tension entre les classes sociales.
«Le contenu de la pièce est en bref ce qui suit: Quatre agitateurs communistes sont devant un tribunal du Parti [PC de l’URSS], représenté par le chœur de masse. Ils ont fait en Chine de la propagande communiste et il leur a fallu alors abattre leur plus jeune camarade. Pour apporter maintenant la preuve au tribunal de la nécessité de cette décision de l’exécution d’un camarade, ils montrent comment s’est comporté le jeune camarade dans diverses situations politiques. Ils montrent que le jeune camarade était sentimentalement un révolutionnaire, mais n’observait pas une discipline suffisante et laissait trop peu parler sa raison, de sorte que, sans le vouloir, il était devenu un grand danger pour le mouvement.»
ENSEIGNER ET INSTRUIRE
La Décision fait partie des sept pièces didactiques (Lehrstücke) écrites par Brecht. Elles appartiennent à son théâtre épique. Ce théâtre entend mettre à nu les mécanismes sociaux: montrer le monde en tant qu’il est transformable, fait d’hommes et de femmes qui peuvent se transformer et le transformer.
Brecht précise bien que «cette dénomination [Lehrstück] ne vaut que pour des pièces qui sont instructives pour ceux qui les jouent.» . Eisler, vers qui se tourne Brecht après des désaccords insurmontables avec Kurt Weill, saisit pleinement l’enjeu d’écrire pour des interprètes qui devront «enseigner en s’instruisant» (lernend zu lehren) : «Il ne suffit plus qu’un morceau bien interprété par un chœur produise un effet sur l’auditeur, mais il faut trouver des moyens non seulement pour considérer le chanteur-travailleur (Arbeitersänger) comme un interprète mais aussi pour le révolutionner lui-même. […] La Décision n’exige pas seulement du chanteur-travailleur une mémorisation mécanique des notes, mais un débat permanent sur le contenu politique de l’œuvre.»
Pour servir cette ambition, Eisler a notamment recours au procédé du montage. Avec une grande virtuosité compositionnelle, il juxtapose des manières d’écrire très hétérogènes: voix chantant dans l’aigu puis scandant dans le grave, écriture martiale puis tout à coup lyrique. C’est aussi cela qui lui permet de composer une musique assez simple pour être chantée par de –très bons– amateurs, sans simplifier le propos politique. La rupture avec le romantisme tient de ces juxtapositions très nettes. Les angles ne sont pas arrondis, il n’y a pas de transitions, pas d’organicité musicale. On passe du binaire au ternaire comme on changerait de costume à vue.
LA VOIX ET L'ENGAGEMENT
Les pièces de chœur qui exposent des théories politiques doivent être chantées «à plein volume vocal, avec effort», et des accents sont indiqués sur la partition. Sans cela, on aurait envie, à première lecture, de les chanter avec douceur, comme des chorals de Bach. Cette contradiction donne à ces théories leur caractère de «moyens de combat», en contraignant leur interprète à être en combat avec lui-même. L’allusion à Bach n’est pas fortuite. Eisler avait clairement en tête les Passions de Bach en composant La Décision. Plus tard, dans leur long exil commun, elles seront à Brecht et Eisler un sujet inépuisable d’analyse et de discussion.
De fréquentes contradictions entre texte et musique donnent le sentiment d’une mise à distance mutuelle: impossible de dire que la musique sert le texte, ou l’inverse– Bach là encore? Il y a deux rapports au sens, qu’Eisler et Brecht entendent mettre dialectiquement au service d’un projet politique d’émancipation.
Par ces différents procédés, les interprètes n’ont d’autres choix que d’être en activité consciente permanente. Eisler nous ramène sans cesse à l’ici et maintenant de l’énonciation.
Eisler et Brecht ont créé une œuvre bien trop puissamment singulière pour qu’elle puisse se résumer au contexte historique dans lequel elle est née. En bousculant les frontières entre message et dimension sensible, La Décision nous invite aujourd’hui à toutes les écoutes possibles, qu’elles soient «historiques, esthétiques, anarchistes, inattendues, paresseuses, passionnées, diffractées, à cartes rebattues, oreilles au grand vent...».