La dimension sociale et collective de cette pièce didactique écrite à la fin de la République de Weimar ne manque pas d'interpeller. Le metteur en scène Olivier Fredj présente les conditions dans lesquelles l’expérience sera vécue.
Je ne peux plus attendre1 »
Brecht écrit ces mots dans le cahier d’école de son fils, après avoir assisté d’une fenêtre au massacre du « mai sanglant », la manifestation du 1er mai 1929, interdite puis réprimée violemment par la police, faisant une centaine de morts. L’urgence s’impose à lui de répondre, en tant qu’individu, à une violence qu’il ne peut ni cautionner ni laisser faire. Que peut faire le sujet isolé s’il refuse d’acquiescer, de cautionner, de soutenir ou simplement d’être un témoin silencieux ? Que faire a posteriori quand tout semble dire qu’il est trop tard ? Comment se joindre à ceux que Brecht nomme « les hommes et femmes qui peuvent changer le monde » ?
« Aux générations futures2
»
À nous, qui allons découvrir et exécuter aujourd’hui La Décision, à l’issue des cinquante ans d’interdiction décrétés par Brecht lui-même – ce dernier a en effet souhaité que cette œuvre ne soit pas donnée dans les cinquante ans suivant sa mort. Une sentence qui en appelle aux générations futures, à l’image de la génération de l’Exode biblique pour qui la loi donnée dans le désert ne pourra trouver son application qu’après quarante ans d’errance, à la génération suivante. À nous, après la chute du mur de Berlin. À nous, à qui les mots « parti » et « révolution » peuvent évoquer la violence d’un système politique plutôt que la croyance en un monde social et collectif. À nous, qui ce soir découvrons et devons juger a posteriori cette « Maßnahme », littéralement « mesure prise ». À nous, le 4 mai 2022, entre deux rendez-vous électoraux majeurs.
« Nous sommes d’accord3 »
La Décision n’est pas un spectacle. C’est un « Lehrstück », une pièce d’apprentissage pour ceux qui la font. J’aimerais qu’elle le soit également pour ceux qui y participent en tant que public. « Nous ferons et nous comprendrons », répond le peuple hébreu, toujours dans le désert biblique. Face à cette mesure déjà prise, le chœur de contrôle doit prendre position. Le public qui est debout se déplace et s’ajuste au sein du chœur, face à la narration mobile qui lui est présentée. Le public du balcon : des témoins silencieux, responsables par leur silence. Ce n’est pas l’œuvre seule qui nous apportera un enseignement, mais également, et bel et bien, cette expérience collective et commune avec ceux qui se sont rassemblés pour chanter le chœur de contrôle. Ceux avec qui il nous appartiendra d’être d’accord. L’acquiescement individuel et collectif est au cœur de La Décision. Et dans son chœur.
« Wir sind einverstanden », répète le chœur de contrôle : nous sommes d’accord. Littéralement « ein-verstanden4 » signifie « avec la même compréhension » et constitue une réponse commune. Mais si nous sommes en commun sommes-nous pour autant tous d’accord ? Et celles et ceux d’entre nous qui ne disent rien ? Sont-ils les témoins et les responsables d’un acquiescement silencieux ? Quatre-vingt-douze ans après la création de la pièce à Berlin, quelles sont nos visions du futur ? Croyons-nous encore en la possibilité d’un monde meilleur, ou sommes-nous rendus au simple espoir d’un monde encore vivable ? Nous voici, dans un temps différent. Combien aujourd’hui pensent que le bonheur individuel ne trouve sa réalisation que dans la primauté du bonheur collectif ? Nous voici (au-delà de notre présence au spectacle ou au concert) prêts à vivre une expérience partagée, dans l’agora qu’offre le théâtre. Je souhaite faire du récit des agitateurs un parcours dans l’espace qui nous invite à prendre position, physiquement et mentalement, en tant que sujet et en tant que groupe. Sans symbolisme et sans effets, j’espère à faire de cette soirée un « lieu commun », un temps de rencontre entre la pièce de Brecht et la musique d’Eisler, les artistes, les 300 bénévoles du chœur, les apprentis comédiens et (bien sûr) le public.
« Nous allons vous le montrer5 »
En français, des « agitateurs » rejoueront pour nous les scènes du passé qui les ont amenés à prendre « a décision », en un lieu et un temps hypothétiques qui suivraient de près la révolution russe de 1917. L’allemand, langue originale de l’œuvre conservée pour sa musicalité, est aussi pour notre soirée la langue du collectif, celle des chants du chœur de contrôle de 1929. Et le public d’un soir de 2022, dans l’expérience de ce dialogue des époques, est invité à acquiescer ou non aux questions que lui pose, ce soir-là, cette œuvre : « Un choix entre la liberté et l’engagement, entre la volonté et la décision6
. »
- 1Ich kann nicht mehr warten.
- 2An die Nachgeborenen (poème de Bertolt Brecht, 1939).
- 3« Wir sind einverstanden », réponse du chœur de contrôle dans La Décision de Bertolt Brecht et Hanns Eisler.
- 4Ein : un. Verstanden : participe passé du verbe comprendre.
- 5Wir zeigen es.
- 6Maxime Gorki, Les Bas-fonds.