Vous vous dites souvent autodidacte : en musique, dans la composition, n’est-ce pas une forfaiture d’être autodidacte ?
Pierre Boulez
On est forcément autodidacte. On apprend bien sûr un minimum des autres, mais à partir d’un certain degré, si l’on veut vraiment avancer, il faut être autodidacte, oui. Si vous suivez l’enseignement des autres, ou que vous copiez les autres, que vous imitez, vous ne tirez pas vraiment de leçons et alors aucun professeur – aucun « maître » – ne pourra vous donner quoi que ce soit. C’est vous qui devez faire la démarche.
Vous pensez que l’on peut se passer de formation ?
Non, je n’ai jamais dit cela. J’ai employé l’expression autodidacte « par volonté » et non « par hasard ». Lorsque l’on est autodidacte par hasard, cela peut être intéressant, mais cela ne va jamais très loin. C’est après l’assimilation d’un acquis que l’on peut être autodidacte en voulant être autodidacte.
On parle de « crise » de la musique contemporaine : êtes-vous d’accord avec ça ?
On a toujours parlé de crise. Depuis le début du XXe siècle, en particulier, on parle de crise. Il n’y a pas de crise, il y a simplement des moments difficiles. Les crises sont faites pour être résolues par les individus.
Prenons par exemple le cas des critiques musicaux : n’y en a-t-il pas de moins en moins aujourd’hui ?
Oui, mais ce n’est pas très important. Ce qui est important, c’est que les compositeurs existent, que la création existe. Si vous lisez les commentaires sur le premier Stravinski, ou bien sur Schönberg ou sur Debussy, les critiques – j’appelle plutôt cela les commentaires – sont vraiment très faibles. Et cela a toujours été très faible ! Ce sont des gens qui ont, malgré tout, un point de vue extérieur. Et lorsque l’on a affaire à un point de vue de l’extérieur, rapidement formulé, sans vraiment d’étude approfondie, avec pas mal de préjugés ou de fausses attentes, alors ce n’est pas étonnant qu’il y ait des divergences. Je trouve pour ma part que les personnes qui ont le mieux écrit sur la musique sont les littéraires – lorsqu’ils étaient doués bien sûr. Quand Baudelaire a écrit sur Wagner, cela valait tous les comptes rendus du monde, même ceux de Berlioz ! Parce qu’il y a alors une relation qui est très forte : de la création à la création. Et donc même s’il s’agit de quelqu’un qui ne sait pas lire la musique, cela n’a aucune importance car il y a un génie de la création qui s’apparente au génie de la création musicale.
La musique est souvent aujourd’hui un art à trois temps : écrit, interprété et expliqué. Peut-elle se passer de commentaires ou d’explications ?
Certainement. Mais ce n’est pas la première fois qu’il y a des commentaires… Wagner s’est beaucoup expliqué, Schönberg a beaucoup écrit aussi. Il y a des formes de concert où il s’agit d’essayer de faire comprendre à un public ce qui se passe. Auparavant, il faut bien dire que des amateurs intéressés pouvaient écouter cela dans un plus petit cercle avec une participation de leur part : déchiffrer des réductions de piano, etc. J’imagine que même quelqu’un de bonne volonté essayant de déchiffrer Le Sacre du printemps à quatre mains, ça ne devait pas être très drôle comme exécution, mais il y avait une espèce d’approche pratique de la musique, une approche directe qui n’est plus guère possible aujourd’hui à cause de l’instrumentarium notamment. On ne va pas faire des réductions de piano qui ne servent strictement à rien. Donc la seule approche de la musique est l’écoute, mais une écoute qui ne passe pas par un raisonnement basé sur la lecture du texte. L’environnement a changé, le contact a changé, donc les méthodes aussi sont différentes. Même des méthodes intuitives : on n’est pas obligé d’expliquer pendant trois heures, mais donner une clé de l’écoute c’est important. Enfin, disons que c’est une sorte d’échafaudage.
Dans vos nombreux écrits, vous avez esquissé une définition de la musique : y a-t-il des éléments qui vous paraissaient essentiels ?
J’ai écrit des articles très techniques sur des analyses musicales destinées aux compositeurs, surtout quand j’étais plus jeune. Maintenant, ce sont surtout des choses plus générales, parce que je pense que c’est plus important lorsque l’on s’adresse à une audience qui reste limitée fatalement, mais qui n’est pas spécialisée. Je ne pourrais pas dire que j’ai donné des définitions de la musique parce qu’il y a tellement de façons d’envisager la musique que l’on ne peut pas donner une définition définitive. Essayer de donner des définitions du rythme, de la durée, c’est perdre son temps, car ce sont des notions qui sont essentiellement transitoires et qui existent par rapport à une circonstance historique donnée. Je peux juste donner des paramètres qui servent à définir la musique aujourd’hui, pas davantage.
Peut-être insister sur des éléments marquants…
Oui, c’est ce que je fais au Collège de France. J’indique ce que j’ai trouvé légitime, et ce qui a fini dans une impasse, quand les choses ne pouvaient pas aboutir. Mais lorsque cela ne peut pas aboutir, on s’en rend compte après. Si l’on commençait toujours à agir en se disant « je vais peut-être dans une impasse », on n’agirait jamais. Je dis toujours à un compositeur – ou à toute personne qui est en train de faire quelque chose – qu’il faut qu’il croie absolument en lui ! Les gens qui doutent le plus n’arrivent à rien, car ce doute annihile l’intention. Or l’intention doit être plus forte que le doute.
Que pensez-vous des propos de Hugues Dufourt : « Avant quarante ans un musicien fait l’Histoire, après il fait son œuvre » ?
Ce sont des catégorisations qui ne tiennent pas face à la réalité. Oui, bien sûr, vous apprenez davantage lorsque vous êtes très jeune que lorsque vous êtes plus âgé, puisque vous rencontrez beaucoup de choses pour la première fois. Ensuite, lorsque vous voyez des compositions que vous ne connaissez pas, elles se rattachent à un style ou à une période que vous connaissez, donc ce n’est plus une découverte. Mais ce qui est intéressant alors, c’est de voir comment les références changent ou de quelle façon elles changent. Si vous regardez vingt ans après une œuvre que vous avez découverte très jeune, il est certain qu’elle n’aura pas la même signification pour vous. C’est quelque chose d’organique, je dirais, de physiologique. Votre regard se développe avec le temps, ou change. Et les urgences changent aussi.
Lorsque l’on vous demande quelle est votre profession aujourd’hui, que répondez-vous ?
Je dis musicien. Cela couvre tout. Pour moi, un musicien doit être polyvalent. Ce qui me gêne, ce sont toutes les spécialisations. Par exemple, l’activité d’interprète est une activité qui m’enrichit aussi parce que l’on n’est jamais interprète sans esprit critique, donc cela force à réfléchir. J’ai peu enseigné, mais je me suis rendu compte que lorsque je devais analyser pour les élèves des œuvres qui me passionnaient et vis-à-vis desquelles j’avais des intuitions très directes (par exemple Le Sacre ou les Études pour piano de Debussy), cela me forçait à formuler moi-même ce que je pensais par rapport à ces œuvres. Comme on dit : l’enseignement a une vertu qui est de vous enseigner à vous-même. Mais ce n’est pas une chose que j’aurais pu faire très longtemps, car on devient à ce moment-là excessivement analytique.
Il n’y a pas eu pour vous d’activité alimentaire ?
Non. Même quand j’étais très jeune et que j’avais moins de possibilités, je n’aurais jamais, par exemple, composé une musique de film au rabais. Cela ne me serait jamais venu à l’idée.
Si vous aviez pu vivre immédiatement de la composition, auriez-vous entamé et poursuivi vos autres activités ?
Oui, absolument ! Ce n’est pas du tout une question d’argent. Vous savez, quand j’étais dans le théâtre Barrault, j’ai joué de la musique de scène qui n’était pas très intéressante, mais cela m’a appris beaucoup de choses. En particulier, un rapport très direct avec les instruments que l’on n’avait absolument pas au conservatoire, puisque les classes de pratique et les classes d’écriture étaient séparées. C’était – et c’est toujours, je pense – le grand tort de l’enseignement : il n’y a pas d’osmose constante entre la pratique et la réflexion.
Les Éditions Christian Bourgois viennent de publier votre correspondance avec John Cage. C’est assez rare pour des musiciens et des compositeurs : on lit plus souvent des correspondances entre écrivains. Est-ce vous qui avez voulu que ce livre soit publié ?
Non, pas du tout. Cage avait laissé toutes ses lettres à une université américaine et moi j’avais donné les archives dans lesquelles se trouvaient celles que j’avais reçues à la Fondation Sacher, à Bâle. Des chercheurs qui travaillaient sur Cage aux États-Unis ont demandé les lettres. Quand je les ai relues, car j’ai demandé à les relire, j’ai trouvé ça drôle car je me souviens qu’au moment où je l’ai rencontré (1949), j’étais complètement isolé en France. Et Cage apportait cette espèce de vision, à la fois naïve et intéressante, mais qui n’a pas abouti parce qu’il y avait des manques – bref, je m’en suis assez vite détaché. Mais au départ, cela m’a donné beaucoup d’idées sur le matériau musical. Vous savez, on vole toujours. Quand on veut faire quelque chose, on vole à droite à gauche puis on fait soi-même. Il y a un certain nombre de concepts qui m’avaient impressionné, même si je trouvais que c’était très artisanal.
La forme épistolaire se fait de plus en plus rare aujourd’hui.
C’était encore une forme du XIXe siècle, si je puis dire, ou du début de ce siècle. En 1949-1950, je n’avais pas le téléphone… Mais vous savez, même si vous lisez la correspondance des écrivains, vous verrez toujours que les lettres de jeunesse sont très longues et très fréquentes, et que plus les gens avancent, moins ils vont aux autres et plus ils reviennent à eux. La correspondance de Mallarmé est typique, de ce point de vue. Dans les années 1865-1870, avant qu’il arrive à Paris, les lettres dans lesquelles il s’explique sur sa poésie sont passionnantes parce que l’on sent l’homme encore jeune qui veut absolument convaincre ses correspondants. Ensuite, il envoie des mots très gentils, très subtils, aux personnes qui lui envoient des livres par exemple, mais on sent que cela ne l’intéresse plus du tout de correspondre. Les échanges avec Paul Valéry, en particulier, étaient intéressants pour lui, mais ils se situaient plutôt dans la conversation, plus du tout dans la correspondance.
Il y a un terme qui revient chez vous pour parler de votre travail, c’est « artisanat ». Était-ce pour l’opposer, dans les années 1950, au terme d’artiste et à sa vision romantique ?
L’artisanat, c’est se contenter des moyens. Sans beaucoup réfléchir. C’est, au fond, de l’activité appliquée. Pour moi, tout de même, la spéculation est intéressante. L’artisanat seul ne suffit pas, tout comme la spéculation seule ne suffit pas. Je pense que c’est le mélange, le rapport des deux, comme deux miroirs, qui fait que l’on peut inventer.
Vous avez quand même participé très largement à combattre l’idée de l’artiste romantique.
Oui, parce que l’artiste romantique était une sorte de déformation. Qui personnalise le mieux le mythe romantique dans la musique ? C’est Wagner.
Berlioz ?
Berlioz beaucoup moins, c’était un homme d’humeurs comme Debussy. Wagner fait partie des hommes qui ont le plus réfléchi théoriquement. Mais en même temps, je trouve que la condition du compositeur aujourd’hui est peut-être considérée exactement de la même façon qu’au XIXe siècle. Il n’est pas pris dans le même contexte social, mais il n’est pas davantage accepté par la société : il a toujours cette position de différence et de non-insertion.
On compte aujourd’hui 500 compositeurs français. Il doit y en avoir 300 qui sont joués. Avez-vous le temps de vous intéresser, de vous informer au sujet des compositeurs en dehors de l’Ircam ?
Pas pour 300 ou 500 ! Et encore, vous parlez là seulement des compositeurs de l’Hexagone, alors s’il fallait s’occuper aussi des compositeurs dans le monde… Non, on se renseigne. Je demande ce qui est intéressant à des personnes qui organisent des festivals, quand je vais à Londres je pose la même question. Ici nous avons des gens pour cela, dans les comités de lecture par exemple, qui filtrent le tout-venant. Mais je suis toujours curieux de ce que font les gens, c’est pourquoi je demande.
Même curieux des personnes qui n’ont pas forcément d’affinités avec ce que vous faites ?
Heureusement ! La chose dont j’ai le plus horreur, c’est quand il y a des gens qui vous imitent. On voit très bien le côté caricatural : ils prennent vos tics, mais ne prennent pas votre personnalité. Si vous saviez toutes les œuvres que j’ai entendues avec flûte en sol, guitare et percussions… Au bout d’un moment, il faut trouver autre chose ! Quand on voit quelqu’un qui a inventé une chose que vous n’avez pas vue, c’est beaucoup plus intéressant. D’abord parce que vous pouvez voler quelque chose, justement, tandis que chez les autres, vous ne pouvez rien voler du tout ! Comme je l’ai souvent dit, je trouve beaucoup plus excitant de voir quelqu’un lorsqu’il est encore comme un bourgeon avant que la fleur éclose que lorsqu’il est épanoui et qu’il ne fait plus de découvertes. Certes, vous vous trompez quelques fois, mais cela vaut la peine de se tromper.