Conte-moi la musique est une série de podcasts pour les 3-8 ans.
Avec Conte-moi la musique, retrouvez des histoires fabuleuses, drôles et poétiques, imaginées à partir des instruments du Musée de la musique.
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Trois-feuilles est arrivé sur une île d’Amérique. Saint-Domingue. On le pousse, on le bouscule. Claque le fouet, grondent les voix. Mais Trois-feuilles l’a compris durant la traversée : pour les gens qui l’ont volé, il est juste un objet qu’on peut vendre ou acheter. Même son nom a changé. Un esclave, ils ont dit … Il y en a tellement d’autres avec lui. Trois-feuilles voudrait partir, courir, s’envoler. Impossible. Car il est prisonnier. Il lui faut obéir, travailler. Claque le fouet, grondent les voix en même temps que les chiens aboient. Le soir, Trois-feuilles écoute tous ceux qui parlent du temps d’avant. Avant qu’il n’arrive jusqu’ici. Les histoires qu’il entend sont belles comme un secret. Quand il dort, ces histoires lui permettent de rêver et ses rêves lui rendent sa liberté.
Une nuit, Trois-feuilles a fait un rêve étrange. Un cabri lui disait :
— Trois-feuilles, demain, je serai mangé, je ne pourrai plus bondir, mais ma peau est à toi.
Le lendemain, dans les cuisines Trois-feuilles a trouvé la peau d’un cabri et l’a emportée. Une autre nuit, Trois-feuilles a fait un second rêve. Un cheval lui disait :
— Trois-feuilles, demain on m’attachera, je ne pourrai plus m’enfuir, mais je te donne mes crins.
Le lendemain, Trois-feuilles a croisé un cheval qu’on avait attaché. Quand il l’a caressé, un peu de sa crinière est tombé dans ses mains.
Encore une troisième nuit : dans un troisième rêve, un grand arbre lui disait :
— Trois-feuilles, demain on m’abattra, mais garde un peu de mon bois.
Le lendemain, Trois-Feuilles a vu un arbre couché, qu’on venait de scier ; il a ramassé un long morceau brisé. Que voulaient dire ces rêves, que faire de cette peau, de ces crins, de ce bois ? Trois-feuilles ne savait pas. Il a posé les crins, la peau, le bois à côté d’une calebasse dans laquelle il mangeait ses repas et soudain, sous ses doigts, la peau, les crins, le bois ont trouvé où aller, comme s’ils se souvenaient d’une histoire, d’un secret !
Peau clouée sur la coque. Crins tendus sur le bois. Bois taillé, assemblé. Caisse ! Cordes ! Manche ! Un banza était né ! Un banza pour chanter. Un banza pour danser. Pour sourire, pour pleurer, raconter les ancêtres, le passé, les chagrins et le fouet, mais aussi pour rêver d’espoir, de liberté. Et Trois-feuilles a joué. Claquent les cordes, sonne le bois ! Écoutez le banza ! À partir de ce jour, dès qu’il le pouvait, Trois- feuilles jouait du banza, faisant chanter et danser tous les autres avec lui. Il a d’abord joué à Saint-Domingue, qui deviendrait plus tard la si fière Haïti, puis aux États-Unis, dans l’État de Louisiane, quand on l’a déplacé, forcé à voyager, toujours comme un objet.
En Louisiane, à La Nouvelle-Orléans, sur une place qui portait le beau nom de Congo, il n’était pas le seul à jouer du banza, tous espéraient qu’un jour revienne la liberté, pour eux ou leurs enfants. Oui, la liberté viendrait au bout d’un long chemin, difficile, douloureux. Tout au long du chemin, le banza magicien ferait naître le banjo. Et certains se moqueraient des esclaves musiciens, ils joueraient en grimaçant, le visage peint en noir. Et beaucoup finiraient par ne même plus savoir que banjo et banza partageaient une histoire.
Mais au bout du chemin, claquent les cordes, sonne le bois, chante la voix ! Écoutez le banza, écoutez le banjo. L’Afrique et l’Amérique s’unissent pour réveiller toutes les couleurs de peaux. Imaginez Trois-feuilles, enfin libre et rêvant pendant que résonnent les banzas et banjos. Il traverse l’océan dans le creux d’une calebasse emportée par le vent, il regarde le cabri qui saute, danse et bondit, le cheval qui se cabre et s’enfuit, l’arbre immense qui s’élance jusqu’à toucher le ciel. Il est enfin libre. Rien ne peut l’arrêter.