La soupe ovoi.
Conte écrit et raconté par Blandine Iordan.
Musique : Chœur d’enfants de l’Orchestre de Paris, dirigé par Richard Wilberforce, Jérôme Bertier (piano et clavecin), Arthur Heuel (violoncelle).
Avez-vous déjà mangé de la soupe ovoi ? Il y a des soupes qu’on boit, des soupes qu’on mange, des soupes qu’on finit, qu’on ne finit pas… La soupe ovoi, c’est un vrai repas ! Il faut dire que les voix, c’est consistant. Quand on les voit comme ça, dans un bocal, on s’en rend bien compte : il y en a des fines, qui ont l’air tout aiguisées, d’autres toutes rondes, il y en a des rayées de toutes les couleurs, des graves, des sautillantes, et quand on les fait bouillir ensemble pour la soupe, ça fait des bulles, ça fusionne, ça se transforme… Non, vous ne voyez pas ? Ça fait comme ça !
Ça c’est quand la soupe a bien pris, quand c’est parfaitement mélangé !
Enfin je comprends, moi aussi il n’y a pas si longtemps, je ne connaissais pas la soupe ovoi. Je n’avais jamais vu de bocaux remplis de voix… Laissez-moi vous raconter.
J’étais sur le palier chez moi, ça sentait délicieusement bon (ma voisine est une excellente cuisinière) : une odeur de ciboulette, poivre et leustan mélangés… Ce jour-là, je n’ai pas pu m’empêcher de l’espionner. Mon œil s’est collé au trou de la serrure. Là, je l’ai vue : ma voisine était penchée sur une grande casserole au-dessus de sa vieille cuisinière. Elle lisait un livre de recettes posé sur un pupitre, et d’une main elle mélangeait sa soupe :
« Soupe ovoi, pour une voix forte et puissante. Un demi-bocal d’escargots… »
Elle a attrapé le petit bocal sur l’étagère et elle a versé les coquilles d’escargots.
« … trois cuillerées d’ongles dorés… »
Elle les a sorties d’un autre bocal tout brillant.
« …un foie cuit à point, un litre de chant puissant des Maoris. Maoris ? Comment je vais trouver ça, moi ? Les Maoris, c’est pas la porte à côté, et puis leur chant… Ah ! Je sais ce qu’il me faut : Archimède ! »
D’un coup ma voisine a sorti de son placard un énorme objet. On aurait dit un drone à une place dernier cri avec un long tuyau d’aspirateur sur le devant, qui s’agitait comme une trompe !
« Ah, te voilà ! Il est temps que j’essaie ta nouvelle fonctionnalité : dropisrateur ! Le vendeur m’a bien dit que cette toute nouvelle option permet d’aspirer voix solo et voix collectives en toute discrétion. »
Elle a sorti de sa poche une drôle de télécommande, ça ressemblait à une manette de jeu vidéo avec des grands yeux de hibou. Elle a tapé un petit programme et elle est montée sur le drone en prenant le tuyau dans les mains comme des rênes.
« Allez Archimède, c’est parti ! Direction Nouvelle-Zélande, à nous le chant puissant des Maoris ! »
Le drone s’est envolé par la fenêtre, au-dessus des toits. Aussitôt son image est apparue sur l’écran de la télé. Je voyais le dropisrateur et sa passagère survoler Paris, la Tour Eiffel, les monuments, les champs, et puis la mer, la mer à l’infini… L’image s’est un peu assombrie… Le dropisrateur était arrivé à l’autre bout de la terre, et là-bas c’était déjà presque la nuit.
À ce moment-là je me suis dit que ma voisine était sûrement un peu sorcière. Je la voyais qui survolait une grande île. Elle s’est approchée d’une pirogue. Les rameurs chantaient tous ensemble. Le dropisrateur a volé discrètement au-dessus, la sorcière tenait la trompe d’Archimède en direction des chanteurs et elle a appuyé sur la touche « aspiration ». Le tuyau a tout avalé. Les chanteurs avaient beau articuler, plus un son. Ils se sont tous regardés bouche bée !
« Ça marche ! Parfait ! J’ai largement un litre, on rentre à Paris ! »
Alors la sorcière a fait demi-tour, les cheveux au vent, elle volait au-dessus des vagues… et puis elle est arrivée au-dessus de Paris, grand soleil, pleine après-midi. Les boulevards étaient remplis de gens, des banderoles, des haut-parleurs.
« Une manifestation, excellent ! Ça rajoutera un peu de piment dans ma soupe ovoi ! Aspiration ! »
Et là où était passée la sorcière, le cortège est devenu silencieux.
Tout à coup j’ai entendu un grand fracas : ma voisine avait atterri avec son dropisrateur dans son salon, le drone était à l’envers, une pale cassée, elle était enfouie sous ses jupes… Elle s’est relevée en jurant :
« Archimède, ton atterrissage laisse à désirer ! Mais au travail, ma soupe est toujours là à mijoter. »
Elle a mis en boîte les voix aspirées, elle a ajouté bien minutieusement un litre de chant maori, une dose de « çaira » et puis elle a appelé :
« Elena, viens manger ta soupe ! Je vais emprunter des outils chez le voisin. »
J’ai juste eu le temps de rentrer dans mon appartement, ça sonnait à la porte. Je lui ai prêté marteau et tournevis comme elle me le demandait, mais j’en ai eu mal aux oreilles… Au bout de quelques jours, ça sentait à nouveau la soupe dans l’escalier. On s’est croisés sur le palier.
« Alors vous avez réussi vos réparations ? Vous vous êtes remise à la cuisine ? », j’ai demandé.
« Écoute mon p’tit, le bricolage c’est pas mon truc, j’ai commandé un nouveau modèle sur internet ! Mais désolée, je suis occupée ! » et elle m’a claqué la porte au nez ! Mais moi je n’ai pas pu m’empêcher de l’espionner. Mon œil s’est vissé derrière le trou de la serrure, et je l’ai vue : ma voisine était penchée sur sa grande casserole, un petit rossignol était perché sur le pupitre. Ils étaient en grande discussion :
« Pour avoir une voix puissante, il faut que tu trouves un grand chœur ! a dit l’oiseau.
— Quoi ? Manger du cœur ? Moi, jamais ! Du foie, des oreilles à la rigueur…
— Pour une sorcière, c’est rien de manger du chœur d’enfants !
— Ah non ! Des yeux d’enfants à la limite… ou des rêves d’enfants. Mais du cœur c’est dégoûtant.
— Mais c’est bien pour ta soupe ovoi ! Du chœur d’enfants, c’est de la chorale ! »
La sorcière a eu un grand sourire.
« Ah du chœur d’enfants ! Tu as raison l’oiseau !
— Tu rajoutes un peu de gazouillements, d’épices et de stridulations et tu auras la soupe ovoi du siècle ! Efficacité garantie !
— Du chœur d’enfants, où est-ce que je vais trouver ça ?
— À la Philharmonie !
— Bien, bien, je prends mon dropisrateur et c’est parti ! Mais avec sa pale cassée, il faudra y aller à pied ! »
Là j’ai failli paniquer. J’les connais les enfants de chœur, moi. Momo, Greta, Kevin, c’est mes copains du quartier, je ne pouvais pas laisser faire ça ! Aussitôt, j’ai décidé de suivre la sorcière et son rossignol de malheur. Je suis descendu dans la foule du métro, j’ai gardé les yeux sur ma voisine qui avait le dropisrateur sous le bras, enveloppé d’un grand drap. Ligne 5. Porte de Pantin. Sortie Philharmonie. Plusieurs entrées, par où est ce qu’ils étaient passés ? J’ai réussi à me faufiler à l’intérieur, et là dans les couloirs immenses je suis tombé sur Momo et Greta, je leur ai tout raconté : ma voisine, les recettes, le chœur d’enfants, les voix en boîte.
« Faut qu’on se dépêche, faut qu’on l’arrête avant que la répétition ait commencé.
— On va se faire gronder, on est en retard, a dit Momo.
— Il s’agit d’arrêter la sorcière et son drospirateur ! » j’ai répondu.
On s’est mis à courir dans les couloirs… La porte de la grande salle était déjà fermée. Momo savait faire le tour jusqu’à l’entrée des loges. Là, du haut de l’escalier, je l’ai vue. Ma voisine et son rossignol étaient déjà là, assis derrière la porte, le dropisrateur en pleine action.
« Mais qu’est-ce que c’est que ces voix ? Ils font le bazar ou quoi ?
— Oui, un peu de chahut, c’est de leur âge ! C’est bien, ça va parfumer la recette ! a commenté le rossignol. Attention, guette les stridulations…
— Et maintenant ils chantent ?
— Ils gazouillent, patience…. Mais oui, écoute, ça commence ! »
Ma voisine a esquissé quelques pas de tango avec le rossignol, on s’est retenu de pouffer de rire.
« Tout est dans la boîte ! Je rentre cuisiner ! »
On allait lui emboîter le pas quand la cheffe de chœur est sortie de la salle, toute rouge, les cheveux en pétard :
« Comment ça vous n’avez plus de voix ? Plus personne n’a de voix ? c’est une répétition ensorcelée ou quoi ? »
« Faut se dépêcher, j’ai dit, faut qu’on récupère les voix avant leur mise en boîte ! Suivez-moi ! »
On a couru tout le chemin jusque chez moi. Arrivé devant mon immeuble, Momo a dit :
« Regardez, la fenêtre est ouverte ! On monte en escaladant la vigne vierge, on rentre par la fenêtre et on récupère le bocal de voix ! »
Momo et Greta, c’est des champions d’escalade au quartier.
« Moi je vais prendre l’ascenseur, j’ai dit. Je crains que la vigne vierge ne supporte pas mon poids. »
J’ai bien fait. Parce que quand je suis arrivé sur le palier, ma voisine était déjà là, ça sentait la soupe et je l’ai entendue glousser :
« Cette fois, ça sent drôlement bon, cette recette va être terrible ! Chœur, chahut, stridulations, persil, il me manque juste… deux scalps d’enfants ?
— Ça va avec le chahut, a répondu le rossignol.
— Les scalps ? En tout cas ça court pas les rues par ici ! »
Un instant j’ai pensé que ça allait nous donner du temps pour récupérer le bocal du chœur d’enfants. Mais les bouilles de Momo et Greta sont apparues à la fenêtre et ils se sont jetés dans la gueule du loup. J’ai entendu des bruits de lutte, des cris, puis rien. Grand silence. J’ai regardé par le trou de la serrure : la sorcière tenait un enfant sous chaque bras, ligoté comme un rôti.
« Vous inquiétez pas, c’est juste un petit mauvais moment à passer ! »
Derrière la porte, j’étais tétanisé. Mais à ce moment-là, ça a sonné. C’était le livreur qui venait amener le nouveau dropisrateur. Sauvés ! Ma voisine a dû descendre chercher son colis, j’en ai profité pour m’engouffrer dans son appartement. J’ai délivré Momo et Greta.
« Allez, on prend les voix et on se tire d’ici ! »
Sauf que devant l’étagère, on était bien embêtés : les bocaux n’étaient pas étiquetés ! Comment reconnaître le bocal de chœur d’enfants ?
« C’est celui-là ! » a dit une petite voix derrière nous.
On a sursauté tous les trois.
« C’est qui celle-là ? a demandé Momo.
— Je suis Elena. C’est ce bocal-là, j’en suis sûre. Les autres je les ai déjà toutes essayées, bah ! »
Et Elena nous a raconté que sa mère lui faisait de la soupe ovoi tous les soirs, pour faire grossir sa voix, la rendre forte, puissante comme une voix de sorcière.
« Mais moi je l’aime ma voix, je l’aime comme ça. Moi, ce que je voudrais vraiment, c’est chanter ! »
Alors Greta lui a proposé de l’emmener au chœur d’enfants. Elena était ravie. Ils sont partis tous les trois en se laissant glisser tout le long de la vigne vierge. Momo est descendu à une main, dans l’autre il tenait précieusement le bocal de chœur d’enfants ! Ils ont couru vers la répétition.
Les copains m’avaient chargé d’amener ma voisine le lendemain au concert, pour qu’elle découvre sa fille chanteuse. Ce soir-là, ça a sonné : la sorcière venait me rapporter mes outils, elle avait l’air triste, elle cherchait Elena. Alors je lui ai fait un peu la conversation et elle m’a invité chez elle pour me montrer son nouveau modèle de dropisrateur. La classe !
« Dites, vous resterez bien prendre une petite soupe ovoi avec moi ?
— Sans façons, j’ai répondu, j’aime pas la soupe. Mais si vous voulez, demain je vous invite au concert pour vous changer les idées ! Écouter un chœur d’enfants ! »
C’est comme ça qu’on s’est retrouvés dans la grande salle de la Philharmonie, ma voisine et moi. Elle a eu les larmes aux yeux, elle a trouvé ça magnifique.
Quand elle a vu sa fille qui chantait au milieu du chœur, ma voisine s’est levée pour applaudir à pleines mains. Finalement elle était très contente qu’Elena ait trouvé sa voix. Et puis elle m’a tapé dans le dos…
« Mais quand même vous aussi, vous devriez aller chanter avec eux ! »
Ah non, le chœur ça peut être dangereux. Et moi, ma voix j’y tiens ! J’en ai encore plein des histoires à raconter ! »