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Le Bon Samaritain

Publié le 29 mai 2015 — par Francis Dordor

© DR

La présence scénique de Lou Reed et la violence musicale d’Iggy Pop fascinaient David Bowie. Qui vola de nombreuses fois à leur secours…

On a longtemps hésité sur l’interprétation à donner aux événements qui marquèrent la scène rock en l’an de grâce 1972. Au risque d’être frappé d’excommunication, osons une lecture biblique de cet épisode légendaire. Cette année-là, David Bowie se manifeste à la conscience du monde adolescent avec l’album conceptuel The Rise & Fall of Ziggy Stardust qui, authentique épiphanie de science fiction, fait de lui un messie très acceptable, et sexy en diable. À ceci près qu’il a troqué les sandales éculées pour une paire de platform boots argentées et la tunique mitée de rigueur pour une combinaison d’astronaute aux motifs persans signée Freddie Burretti. Ajoutons, pour les plus sceptiques, que la chanson Starman de l’album en question s’autorise une référence directe au fameux « laissez venir à moi les petits enfants » de l’Évangile selon saint Marc (« Let the children use it, let the children lose it ») et qu’une allusion au retour du Christ n’est pas à exclure dans son refrain : « there’s a Starman waiting in the sky... » (il y a un homme-étoile qui attend là haut au ciel). Mais ce n’est pas tant la figure du Nazaréen qui nous intéresse ici que celle d’un autre personnage tiré des Évangiles : le bon Samaritain. Dans une célèbre parabole, ce dernier vient en aide à un voyageur détroussé et laissé pour morts par des bandits, lui prodigue des soins, donne de l’argent, quand ses propres coreligionnaires refusent tout secours. Si l’on songe à la situation que connaissent Lou Reed et Iggy Pop au début des années 70, on peut voir en eux deux pauvres voyageurs laissés pour morts sur le bord du chemin censé les conduire vers la gloire et la fortune.

Du premier, on se souvient qu’il fut membre fondateur du mythique Velvet Underground sous la tutelle du roi du pop art Andy Warhol. À défaut d’une éruption volcanique, le groupe new-yorkais provoqua un séisme souterrain, révéré par une poignée de fans, dédaigné par le grand public. Quant à Iggy Pop, c’est pire. Inégalable en matière de rock bruitiste et de comportement extrême, son groupe, les Stooges, explose en plein vol après deux albums qui suscitent également de nombreuses vocations mais laisse leur chanteur démuni et proche de la folie. Nul n’étant prophète en son pays, Stooges et Velvet vont dès lors faire l’objet d’un véritable culte en Europe, notamment en France et en Angleterre.

Quelques années plus tôt, lors d’un concert donné à Londres, le chanteur des anecdotiques Riot Squads maquillé en Pierrot lunaire s’empare d’un fouet et flagelle son saxophoniste selon un rituel directement inspiré du show sado maso qui pimente les apparitions du Velvet à New York. Le nom du plagiaire : David Bowie. Plus tard, le même s’invite virtuellement avec les chansons Andy Warhol et Queen Bitch de l’album Hunky Dory dans l’univers glauque et glamour de la Factory warholienne. Autant dire que tout ou presque rendait inévitable une rencontre entre le maître et l’élève. Devenu la sensation pop de ce début de décennie, Bowie offre aussitôt ses bons offices pour tirer Lou Reed de la  débine en produisant l’album Transformer qui, au sens littéral, transforme le looser de Coney Island en star d’un rock que l’on dit désormais « décadent ».

Extraits de cet opus majeur, Vicious et surtout Walk On The Wild Side, où sont passées en revue certaines figures pittoresques de la Factory, hissent à un niveau inespéré celui qui, faute de mieux, était retourné travailler comme comptable dans la société dirigée par son père.

— Lou Reed - Walk on the Wild Side

Moins chanceux fut le sauvetage d’Iggy Pop. Installés à Londres au frais de MainMan, l’agence de production du manager de Bowie Tony Defries, les Stooges reformés, flanqués d’un nouveau guitariste en la personne de James Williamson au son hallucinant de violence, s’acquittent dans la débauche et le chaos d’une suite de morceaux dont va sortir l’album Raw Power, pur massacre à la tronçonneuse de l’ère pré punk. L’avis d’Iggy sur le travail de Bowie comme producteur ne sera pas des plus tendres : « Ce putain de rouquin a niqué ma musique ». Jugement qui, pourtant, ne remet pas en cause l’amitié liant les deux artistes, ni une association musicale trouvant un prolongement à Berlin sur les premiers albums solo d’Iggy, The Idiot et Lust For Life, que Bowie produit et dont il coécrit de nombreux titres.

— Iggy & The Stooges - Raw Power (Bowie Mix)

Dans la biographie qu’il lui consacre, David Buckley donne une explication quasi psychanalytique au « bon samaritanisme » de Bowie à l’égard de Lou et Iggy : « Tous les deux exerçaient une immense fascination pour des raisons quasi identiques. Ils étaient plus ‘réels’ que Bowie ne pourrait jamais l’être. Sur scène, Lou Reed avait une présence inimaginable, tandis qu’Iggy Pop faisait preuve d’une violence musicale et physique inouïe. Bowie ne pouvait être ni l’un ni l’autre. Il était trop distancié, trop étudié pour être un vrai ‘rocker’ ». Et pour parfaire la parabole, ajoutons ceci : messie du rock anglais, Bowie est donc venu secourir deux anges déchus, deux antéchrists du rock américain. 
 

Francis Dordor

Francis Dordor est journaliste musical, ancien rédacteur en chef du mensuel Best et reporter à l’hebdomadaire Les Inrockuptibles. Il est l’auteur de plusieurs biographies - dont celle consacrée à Bob Marley, et de Disquaires, une histoire – La passion du vinyle (2021).