Günther Anders fut formé par la musique et les beaux-arts qu’il pratiquait lui-même activement. S’il n’est pas devenu musicien, ses expériences ont marqué sa pensée et nourri sa réflexion philosophique ultérieure. Ses écrits sur la musique, inédits en France et rassemblés dans l'ouvrage Phénoménologie de l'écoute (Éditions de la Philharmonie, « La rue musicale », 2020), constituent l’une des toutes premières réflexions phénoménologiques appliquées à la musique, avant que le philosophe ne se tourne vers une approche sociologique présentée dans la seconde partie du volume.
Extrait de la préface de Jean-Luc Nancy
Une voix retentit
Une voix retentit dans l’espace de la pensée musicale — la pensée au sujet de la musique aussi bien que la pensée portée par la musique (à condition de pouvoir strictement distinguer les deux). L’espace, si on veut, de la « philosophie de la musique », qui n’est ni une discipline ni une spécialité mais plutôt une région lointaine, difficile d’accès et peu fréquentée, mais dont la préoccupation hante toute l’histoire de la pensée puisqu’elle est celle d’une limite où il s’avère que la musique dit et ne dit que ce qu’elle seule peut dire[1] et que la philosophie ne peut qu’évoquer.
Pourtant une voix philosophique se fait entendre pour déclarer que la musique n’est pas simplement son objet mais son motif. Elle précise que ce motif lui donne l’impulsion de son mouvement. Sans doute, il n’est pas de vraie philosophie qui ne soit mobilisée et mue par ce dont elle s’occupe, mais cela ne doit pas faire oublier qu’ici le terme motif ne peut que résonner avec la valeur musicale qu’il a prise depuis longtemps et qui en fait l’équivalent du thème, autrement dit d’une donnée proprement musicale par laquelle est engagé tout le registre d’une composition.
Un motif — la voix le dit ensuite —, c’est à la fois une situation, une difficulté et l’impulsion pour en sortir. C’est un élan et l’indication d’un ton ou d’un régime d’expression. Cette voix n’est pas loin de déclarer qu’elle chante sa philosophie ou encore qu’elle fait de la philosophie un instrument, certes particulier, de la musique dont il s’agit de parler[2].
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Cette voix est celle de Günther Anders. Inattendue, c’est le moins qu’on puisse dire. Le fait est pourtant que le philosophe de L’Obsolescence de l’homme et de Hiroshima est partout avait commencé en écrivant sur la musique et en se destinant à un avenir universitaire comme philosophe de la musique. Le plus important des textes qu’offre ce volume — dont l’original allemand n’a paru qu’en 2017 — est en effet un projet de thèse d’habilitation soumis en 1930 à l’université de Francfort-sur-le-Main. Outre ses études de philosophie, Günther Stern (à l’époque il portait encore son patronyme) avait derrière lui une éducation et une formation de musicien sur lesquelles on trouvera toutes les précisions dans la postface de Reinhard Ellensohn[3].
Le projet de Günther Stern ne fut pas accepté. Il en prit son parti non sans amertume, mais pas non plus sans que ce soit pour lui l’occasion d’une réflexion et d’un changement de cap dont il est extrêmement délicat de deviner les ressorts. Il y faudrait évidemment un travail d’historien — ce que je ne suis pas — et qui ne pourrait même sans doute que rester en partie conjectural.
Cependant, cette circonstance si singulière — surtout au regard de la force et de la finesse du texte du projet — exige au moins un essai de compréhension qui permette de prendre sur le texte une autre perspective que celle de son échec universitaire et de son apparent abandon par son auteur (qui tenta néanmoins de le publier, mais en vain, aux États-Unis).
Il semble possible de dire que ce texte s’est trouvé pris dans une situation critique qui en fermait l’accès. Indépendamment des circonstances politiques sur lesquelles les documents allemands nous informent, l’opposition théorique d’Adorno a de toute évidence joué un rôle important. Adorno ne pouvait qu’être hérissé par un travail dont l’inspiration heideggérienne et augustinienne (dualité dont on ne peut apprécier l’agencement qu’à la lecture) lui apparaissait comme un spiritualisme anhistorique étranger aux enjeux de la transformation sociale et culturelle du temps. En outre, il ne pouvait que regarder de haut le savoir musicologique de Stern, bien faible en regard du sien (notamment en ce qui concerne la composition, ce que plus tard Anders a reconnu). Stern dut se sentir sinon coupable du moins inférieur à la tâche qu’exigeait l’époque. L’autorité à la fois technique et personnelle d’Adorno put le convaincre (fût-ce à son cœur défendant) qu’il devait prendre une autre voie — non seulement à l’égard de la musique, mais en tant que philosophe[4].
Aujourd’hui, il est impossible de ne pas mesurer à quel point la pensée d’Adorno n’était pas fondamentalement si éloignée de celle d’Anders. Ce qui lui apparaissait chez ce dernier comme une complaisance spiritualiste et bourgeoise n’était pas si éloigné de ce qu’il devait lui-même revendiquer, au titre du « dire » propre à la musique, comme « l’idée d’un langage différent de celui des hommes[5] ».
Si la « spiritualisation » romantique et bourgeoise de la musique est pour Adorno « en contradiction flagrante avec l’inévitable détermination de toute œuvre d’art comme esprit[6] », c’est donc bien tout de même d’« esprit » qu’il s’agit et la « détermination » nécessaire se trouve dans la sévérité de compositions (comme celles de Schoenberg ou de Webern) destinées à « tenir consciemment tête à l’expérience de l’écoute régressive[7] ». Même si les textes que je cite ici sont postérieurs à 1930, ils n’en témoignent pas pour autant d’une pensée tardive de leur auteur. Mais Adorno aurait-il jugé que Günther Stern cédait à l’« écoute régressive » qu’il fustige — écoute de plaisir et de charme, non d’attention aux rigueurs des constructions ? Cela paraît difficile à penser car rien dans le projet de thèse ne permet de dire qu’on s’abandonne à la délectation musicale et qu’on ne considère pas « la cohérence musicale qui crée le sens[8] ». Nous y reviendrons à propos du « ravissement ». Adorno fut sans doute plutôt irrité par la provenance heideggérienne et par la référence augustinienne d’une pensée dont il ne pouvait pas entièrement méconnaître l’intérêt.
Il n’y a pas à s’attarder plus, ici, sur cet épisode : mais il est important de signaler au moins qu’à coup sûr, il y eut méprise et décalage entre des dispositions certes fort différentes mais au fond bien moins exclusives que ne l’a ressenti Anders. Ce qu’il est possible de dire aujourd’hui, c’est qu’Anders, sans doute trop peu attentif à la « régression » du temps, voyait en revanche à cette époque mieux qu’Adorno l’enjeu philosophique de la musique (et l’enjeu musical de la philosophie).
Non entendue — ou plutôt non écoutée — en 1930, sa voix peut aujourd’hui mieux être perçue. Elle mérite de retentir, au milieu d’un paysage sonore plus complexe encore que celui de 1930, comme un appel à pressentir dans la musique un « élément vital[9] » au milieu des signes mortifères qui nous oppressent. Non pas que la musique seule, dans ses formes déterminées, ait à résoudre l’angoisse du temps présent : mais elle peut faire signe vers une possibilité de « dire quelque chose sans affirmer quoi que ce soit[10] » en quoi pourrait bien consister ce dont notre monde a le plus besoin — s’il est vrai qu’il semble n’avoir plus rien à dire. C’est ce dont peut convaincre la lecture de ce texte qui semble n’avoir été relégué que pour mieux nous parler aujourd’hui.
[1] Theodor W. Adorno se référant à Arnold Schoenberg dans « Arnold Schoenberg », Prismes : critique de la culture et de la société, traduit de l’allemand par Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris, Payot, 1986, p. 137.
[2] Peut-être cette déclaration est-elle unique dans les annales de la philosophie musicale : je n’ai pas la compétence nécessaire pour l’affirmer. Il me semble que s’en approche au plus près le livre de Bernard Sève, L’Altération musicale (Seuil) — paru en 2002, donc bien avant que soit connu le texte d’Anders —, qui cherche expressément une pensée elle-même altérée par l’altération qu’elle découvre au cœur de la musicalité. Plus récemment — mais là encore sans avoir eu connaissance du volume allemand publié en 2017 —, André Hirt a réuni en 2018 dans La Condition musicale (Les Belles Lettres) des textes écrits par lui auparavant et dont le titre général semble résonner avec la « situation musicale » d’Anders mais dont en outre et surtout la basse continue est donnée par le titre de l’avant-propos, « Exister en musique », qui, lui, consonne parfaitement avec Anders, ainsi que le font, quoique bien sûr avec des différences, les phrases qui développent ensuite ce thème. L’Anders musical est plus actuel en 2020 qu’il ne le fut en 1930.
[3] Voir Reinhard Ellensohn, « Günther Anders et la musique », p. 397-437. Le même auteur, éditeur du volume allemand ici traduit, avait publié en 2008 Der Andere Anders : Günther Anders als Musikphilosoph (L’autre Anders : Günther Anders comme philosophe de la musique), Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 2008.
[4] Il se trouvait aussi devant la nécessité de discuter avec les marxistes de Francfort sur les déterminations sociales de la musique : en témoignent ses réflexions sur la sociologie de la musique et ses échanges avec le cercle d’Eisler qu’on trouvera en annexes de ce volume (« Les critères de valeur esthétique correspondent exclusivement à des intérêts de classe et servent ceux-ci » [1931], p. 271-279).
[5] T. W. Adorno, « Arnold Schoenberg », Prismes, op. cit., p. 137.
[6] Id., Philosophie de la nouvelle musique, traduit de l’allemand par Hans Hildenbrand et Alex Lindenberg, Paris, Gallimard, 1962, p. 32.
[7] Id., Le Caractère fétiche dans la musique, traduit de l’allemand par Christophe David, Paris, Allia, 2016, p. 81.
[8] Id., Philosophie de la nouvelle musique, op. cit., p. 19.
[9] « Recherches philosophiques sur les situations musicales » (1930-1931), p. 45.
[10] Ibid., p. 36.
Jean-Luc Nancy, « Une voix retentit », préface à Günther Anders, Phénoménologie de l’écoute, édition établie par Reinhard Ellensohn, traduit de l’allemand par Martin Kaltenecker et Diane Meur, préface de Jean-Luc Nancy, postface de Reinhard Ellensohn, Éditions de la Philharmonie, « La rue musicale », 2020, p. 5-10.