textures mutantes du jazz
Les deux dernières décennies de jazz constituent une machine collective à oublier les années 1968-1975, l’Ère au cours de laquelle ses musiciens pionniers ont été les ingénieurs d’un Programme spatial afrodélique, une Électronique d’un monde extraterrestre. La fusion des années 1970, le néoclassicisme des années 1980, l’acid jazz, le jazz rap et le free jazz des années 1990 : tous ces ennemis amers sont unis dans leur amnésie/aversion absolue à l’égard de l’Âge du jazz fission. Tout remonte à avant ou après l’Ère électronique, qui s’ouvre en 1968 avec Electronic Sonata for Souls Loved by Nature de George Russell et s’achève en 1974 avec Dark Magus de Teo Macero et Miles Davis.
De Sun Ra à Russell jusqu’à Miles et Macero, à Alice Coltrane, à Pharoah Sanders à Herbie Hancock à Eddie Henderson à Julian Priester à The Tony Williams Lifetime à Larry Young et au-delà, l’Ère spatiale intérieure a produit la musique la plus audacieuse, ambitieuse, vertigineuse qui ait émergé d’Amérique.
Mais aujourd’hui, en 1998, tout se passe comme si les Futurythmachines de cette Ère électronique n’avaient jamais existé. La musique a complètement déserté l’ambition colossale, débordante de cette époque. Tout comme la techno, le jazz fission — apogée américaine — a été entièrement aboli.
Le jazz électronique est le moment où l’ingénieur traverse le miroir. Le jazz électrique peuple le monde d’hallucinations. L’astro jazz, c’est Alice Coltrane qui blasphème contre le jazz en remixant « A Love Supreme ». Le jazz fission dissout la frontière entre la sourdine et la trompette, la wah-wah et l’orgue, l’effet et l’instrument. Le jazz psychédélique déréalise le son, le transforme en frelons, en quasars. Le jazz cosmique est malaise, déliquescence monstrueuse de la table de mixage. Le jazz du Monde 4 est une dérive inquiétante vers des origines inconnues.
Attribut : assassin
Le jazz fission ne s’est pas contenté de désagréger les hiérarchies que la tradition jazz œuvre à maintenir avec tant d’ardeur. Ce cyclotron, en produisant une matière mutante et des psychédélies polyrythmiques, a enclenché un univers post-jazz. Les dates d’assassinat du jazz sont pléthore et tous ses assassins se sont dénoncés depuis longtemps : Coltrane, Ornette, Sun Ra, Miles. À contre-courant de l’Art Ensemble, qui a proclamé le jazz « Grande Musique noire », la Fission futurythmique traite la Tradition comme des effets, des données destinées à alimenter son immense Machine à Connexion.
Tout liquéfier produit une confusion qui se calcifie rapidement ; en une orthodoxie d’une part, en une amnésie quasi totale de l’autre. Ces deux réactions ont été accélérées par les ingénieurs-musiciens eux-mêmes qui, démoralisés et épuisés par de mauvaises ventes, ont commuté la fission avec la fusion et dénigré l’Ère afrodélique comme une expérimentation inconsidérée, un raté. [...]
l’onde de choc : The Bomb Squad
Le Bomb Squad nous plonge dans un temps zéro jusqu’à ce que nous ressentions l’apocalypse « qui bat déjà son plein »1 . Le hip-hop fait preuve d’une conscience exacerbée — nourrie par les comics et la science-fiction — de l’existence manufacturée, conceptualisée et posthumaine des Africains-Américains. Ces aliens africains enlevés par des esclavagistes africains, livrés à des fanatiques au visage blanc et des chrétiens cannibales pour être taillés, débités et génétiquement modifiés en esclaves américains, 3/5e de leur norme standardisée, leurs robots à mémoire morte tout droit sortis de Westworld.
Comme le robot — un néologisme tchèque forgé par Karel Capek en 1920 pour désigner un ouvrier mécanisé2 —, l’esclave était manufacturé afin de remplir une fonction : celle d’un servomécanisme, d’un système de transport, d’un meuble, d’un 3/5e d’être humain, d’un sujet fractionnaire. Norbert Wiener enfonce la touche ÉCHAP : « La machine automatique représente l’équivalent économique précis du travail d’esclave. »3
Les esclaves sont des aliens. LeRoi Jones ajuste le réglage du macroscope : « non seulement des étrangers physiquement et par leur milieu, mais également les produits d’un système philosophique totalement différent »4 . Des inhumains, des posthumains, qui ne doivent rien à l’espèce humaine. D’où les débats sans fin sur la capacité des esclaves à lire ou à écrire, l’équivalent XVIIIe des discussions sur l’existence potentielle d’une intelligence artificielle qui ont animé le XXe siècle.
« À l’aube de l’an 2000, le président des États-Unis d’Europe-Amérique, David Duke » lance l’assaut final contre les peuples d’ascendance africaine, « transformant les Justes en Niggatrons »5 . L’intro de Public Enemy pour « Whole Lotta Love » est une PhonoFiction à la 23e heure du « 31 décembre 1999 ». Tout du long, un sample donne le décompte d’un centre de contrôle de mission, partant de moins vingt vers zéro pour se figer à une récurrence de moins 6, 6, 6…
En direct du futur de la guerre raciale, « Contract on the World Love Jam » nous donne le Bomb Squad dans sa version la plus voluptueuse de l’histoire du monde. La Rythmécanique nous entraîne dans des dérapages skratchadéliques qui patinent et glissent de part et d’autre du temps fort, alimentant une anticipation soutenue par des harmoniques berçants de guitare. C’est un communiqué militaire, une conférence, un point-presse où l’on déclame sur un ton solennel : « Il y quelque chose de vivant dans la conscience du peuple aujourd’hui. La race qui contrôle le passé vivant contrôle le futur vivant. » [...]
Nous sommes dans votre système : Parliament
Psychokinesthésie des graves
La Spacebass de Bootsy passée à la pédale Mu-Tron et les synthés de Worrell, le Moog et le ARP, sont psychokinesthésiques. Le son nous kidnappe et nous transporte dans la peau qu’on habite, nous enlève pour nous déposer à l’intérieur de notre propre corps. Il active la bio-logique de la pensée, encourage nos organes à se révolter contre la hiérarchie. La basse mutronique charme notre estomac et l’entraîne en duo, tiraille aux hanches, tamponne nos fesses dans des secousses sismiques. Elle se soulève avec des mouvements péristaltiques, comme l’intérieur amplifié d’un estomac gigantesque. Le Moog de Worrell est un aigu tentaculaire, tout en glissements, invertébré, sans attaques et sans delays. Sur son ARP, réglé sur hautbois et clarinette, Worrell utilise la molette de Modulation pour synthétiser un ver funky à partir d’un trémolo aussi fin qu’un fil à fromage.
En faisant muter les graves, le funk envahit les perceptions et se saisit du sensorium en modifiant la hiérarchie de nos organes à même nos chairs. Au lieu de caler le morceau sur les battements du cœur, la mutation de la basse malaxe des tremblements qui se dispersent à la surface du corps, si bien que l’épiderme se transforme en un immense cœur palpitant, convulsant. Un mal de mer nous prend, comme si un tapis ondulait sous nos pieds.
La basse mutante dissout la rigidité du Cool, abolissant la distance qu’il exige. Agent homéopathique, « le funk ne fait pas que pulser, il peut expulser »6 le sentiment d’être cloîtré, confiné, retranché dans une carapace. Il se tortille comme un ver solitaire, parcourant nos intestins à force de flexions et de contractions. C’est une basserpent qui fait onduler l’abdomen et le pelvis inertes en vagues sinueuses, des motionserpents qui glissent le long des cuisses.
Le bassiste de Sly, Larry Graham, explique : « [en chantant] “Je vais ajouter du fond pour que la danse ne s’arrête pas” et puis ma Fuzz-Tone arrive. Ma Fuzz-Tone, tu sais, c’est une petite boîte qu’on presse du pied. C’est une pédale de distorsion. »7 Plutôt que d’être une masse amorphe, la basse fuzz de Graham distord les graves de telle manière qu’ils montent en puissance, propulsés au rang de son principal, et surgissent des profondeurs en backbeats tamponneurs, mélodies venues du bas qui activent nos culs à coups de jus jusqu’à ce qu’ils évoluent, du fessier au booty. Avec Sly and The Family Stone, la basse s’approfondit par la distorsion et se met à arpenter le morceau en rythmélodie des bas-fonds.
Brouiller le système de sécurité humain
« Que vas-tu faire sans tes fesses ? »
Sun Ra8
Ce renversement du son, la basse prenant le dessus sur la guitare de telle manière que le bas joue le haut, altère aussitôt la hiérarchie sensorielle exigée par la Chanson pop. Les fesses, le cerveau et la colonne vertébrale échangent leurs places. Les fesses émergent, quittant leur statut d’intouchable sensoriel pour se muer en booty-moteur, le psychomoteur qui nous pousse à danser. Le cerveau clintonien enchaîne compulsivement les jeux de mots dans une logorrhée alarmante.
La basse de Bootsy active le corps, ce cerveau distribué. Les fesses cessent d’être l’arrière-train et passent à l’avant pour devenir le booty. Le funk, parce qu’il réorganise la forme de la Chanson dans l’espace, trouble l’anatomie présumée par la pop. Il exagère toutes nos extrémités.
Le funk extraterrestre altère ses aliens à leurs extrêmes confins : les fesses, le nez, la trompe. Parliament regorge de mises en garde désespérées contre les capacités de clonage supérieures du disco, ces processus qui nous laissent afunk, kidnappent nos booties. Dans GloryHallaStoopid (1979), le renversement clintonien atteint un point de fuite. Le booty prend vie, échappe au reste du corps, se voit chirurgicalement amputé dans une fessectomie qui le remplace par des prothèses, tandis que le nez s’allonge en une trompe monstrueuse.
Mutation perpétuelle des basses
Bootsy utilise la Mu-Tron Bi-Phase pour faire rrRRonfler la basse, comme une moto alimentant la piste. En fictionnalisant ce son, mué en une forme de vie évoluant dans les graves, la Basse mutante devient Spaceface, la basse au double visage de « Flash Light », la basse des profondeurs sous-marines d’« Aqua Boogie ». Avec Bootsy, la basse se transforme en un homme-orchestre élastique, un générateur d’effets-sons. En plus d’être l’ancre qui arrime l’arrangement mixadélique, elle extrude à présent des textur-r-r-iffs vertébrales, un glutamate basses fréquences qui inverse la gravité de l’univers parliamentarien.
Pourquoi Spaceface ? Parce qu’elle met la gravité sens dessus dessous. Maintenant que les graves arrivent du haut, le bas se retrouve au-dessus de nos têtes. Il n’y a pas de socle dans la physique amplifiée de Bootsy. Sa basse échange ses fonctions avec le Moog de Worrell, et tous deux agissent comme des mécaniques de mutation des graves. [...]
Kodwo Eshun, Plus brillant que le soleil. Aventures en fiction sonore, trad. Claire Martinet, Éditions de la Philharmonie, coll. « La rue musicale » Paris, 2023.
- 1« Already been in effect », Public Enemy, « Countdown to Armageddon », It Takes a Nation of Millions to Hold Us Back, Def Jam/Columbia, 1988.
- 2Terme forgé à partir du mot tchèque robota (labeur ou corvée), dérivé de robotnik (ouvrier). Karel Capek, R.U.R : Rossum’s Universal Robots [1920], traduit du tchèque par Jan Rubeš, Paris, La Différence, 2019.
- 3Norbert Wiener, Cybernétique et société : l’usage humain des êtres humains [1954], traduit de l’anglais par Pierre-Yves Mistoulon et revu par Ronan Le Roux, Paris, Seuil, 2014, p. 187.
- 4LeRoi Jones, Le Peuple du blues : la musique noire dans l’Amérique blanche [1963], traduit de l’anglais par Jacqueline Bernard, Paris, Gallimard, 2010, p. 26.
- 5« At the eve of the year 2000, President David Duke of the United World States of Europe-America, in the New World Order, declares war as a last attempt to unify African people as one nation under one rule […] turning the Righteous into Niggatrons », Public Enemy, « Whole Lotta Love Goin’ On in the Middle of Hell », Muse Sick-n-Hour Mess Age, Def Jam, 1994.
- 6« Funk not only moves, it can remove », Parliament, « P. Funk (Wants to Get Funked Up) », Mothership Connection, Casablanca, 1975.
- 7Larry Graham, entretien diffusé dans l’épisode « Make it Funky », réalisé par Yvonne Smith pour la série documentaire d’Elizabeth Deane et Hugh Thomson, Dancing in the Streets : a Rock and Roll History, 1996.
- 8« Whatcha gonna do without your ass ? », Sun Ra, « Nuclear War », Nuclear War, Y Records, 1982.