En proposant pour la première fois en France une traduction de textes fondateurs des popular music studies, cette anthologie invite à faire le point sur ses apports et pose les premiers jalons d’un renouvellement de la recherche francophone sur les formes et les pratiques musicales contemporaines. Qu’ils s’intéressent au travail visuel de Beyoncé et Lady Gaga, aux tubes français produits dans les années yéyé, ou aux fans vieillissants du punk, ces chercheuses et chercheurs ont accompagné les transformations des musiques populaires, forgeant et discutant les notions qui permettent d’explorer les arcanes de leur production, leur marchandisation et leur circulation, de les saisir telles qu’elles sont vécues.
EXTRAIT : Simon Frith, « Prendre les musiques populaires au sérieux » (2007) :
Bien que ce volume paraisse dans une collection dédiée à la « musicologie critique », les textes qui suivent montrent clairement que je ne suis pas musicologue au sens habituel du terme. J’ai reçu une formation en sociologie et j’ai toujours abordé la musique en tant que sociologue. Je pars du principe que la musique, qu’elle soit considérée comme une idée, une expérience ou une activité, est le résultat de l’interaction de forces sociales. C’est donc de l’interaction de forces sociales, bien plus que de notes de musique, dont il s’agira ici.
J’ai étudié la sociologie dans le cadre d’une licence à l’université de Californie à Berkeley dans les années 1960, puis en tant que jeune chargé de cours à l’université de Warwick, au Royaume-Uni, au début des années 1970 (enseigner un sujet est encore la meilleure manière d’apprendre à le maîtriser). En ces lieux et à cette époque, il semblait inévitable que mon approche de la musique soit tout autant influencée par le marxisme que par l’interactionnisme symbolique — « un néologisme un peu barbare » reconnaît le sociologue Herbert Blumer, qui a forgé le terme et présidait la chaire de sociologie à Berkeley lorsque j’y étais étudiant. Blumer arguait que :
« L’interactionnisme symbolique repose en dernière analyse sur trois prémisses simples. La première est que les êtres humains agissent envers les choses en fonction du sens qu’elles ont pour eux. La deuxième est que le sens de ces choses dérive ou émerge de notre interaction sociale avec les personnes qui nous entourent. La troisième est que ce sens est manié et modifié par le biais du processus interprétatif auquel recourt un individu pour aborder la chose rencontrée. »1
À partir de ces approches (et plus particulièrement du travail de Howard S. Becker, un étudiant de Blumer dont les recherches menées dans les années 1950 sur « Les musiciens de danse »2 m’influençaient encore dans les années 1960), j’ai considéré la musique comme le résultat d’un processus continu de négociation, de dispute et d’accord entre les individus qui constituent un monde musical. Un aspect de cet argument est devenu particulièrement pertinent pour mon propre travail : l’accent mis sur le discours, sur la manière dont les gens parlent de musique et écrivent à son sujet, et le rôle que cela joue dans la construction sociale du sens et de la valeur de la musique.
Le marxisme, quant à lui, n’était qu’une vague dénomination académique lorsque j’étais encore étudiant. De manière générale, j’estimais qu’étudier les musiques populaires revenait à étudier une industrie culturelle, terme développé en Allemagne par l’École de Francfort (et notamment par le musicologue Theodor W. Adorno) dans le cadre d’une critique de la société de masse des années 1930. J’ai moi-même découvert la sociologie de la culture par le biais de Leo Löwenthal, un professeur francfortois en exil à Berkeley. L’argument de mon ouvrage The Sociology of Rock (1978) est ainsi fondé sur une approche marxiste de la culture de masse : la musique implique des processus de production et de consommation influencés par une idéologie. Mon approche différait néanmoins de la critique de la culture de masse sur deux aspects.
Premièrement, le pessimisme caractéristique d’Adorno (et ses partis pris philosophiques et psychanalytiques sous-jacents) avait laissé place à une croyance enthousiaste en la possibilité d’une transposition de la lutte des classes au domaine culturel et à un optimisme engagé, puisé en substance dans les écrits des confrères allemands d’Adorno, Walter Benjamin et Bertolt Brecht, aussi bien que dans la théorie politique de l’Italien Antonio Gramsci. On perçoit dans ce glissement l’influence du travail de Stuart Hall et de ses collègues du Centre for Contemporary Cultural Studies de Birmingham, dont j’ai suivi les séminaires en arrivant à Warwick au début des années 19703 .
Deuxièmement, j’avais une conception empirique (plutôt que théorique) de la méthodologie marxiste (conséquence de ma thèse de doctorat en sociologie historique consacrée à l’éducation des classes populaires au Royaume-Uni au milieu du XIXe siècle). J’étais davantage intéressé par la manière dont le capitalisme fonctionne matériellement que par les arguments abstraits portant sur des questions d’idéologie et de structure, qui dominaient les débats au sein de la gauche universitaire britannique de l’époque. Il me semblait qu’un sociologue marxiste de la musique avait pour tâche de rendre intelligibles, en des termes économiques et non philosophiques, les décisions quotidiennes prises au sein du marché musical. Autrement dit, il s’agissait d’examiner la musique à travers le prisme de ses moyens de production et des situations de pouvoir (ou d’impuissance) dans lesquels se trouvent producteurs et auditeurs. Dans The Sociology of Rock, je me suis donc employé à décrire la jeunesse (et sa musique) comme une catégorie opérante dans l’organisation du travail (et du loisir), plutôt que de spéculer sur le sens symbolique ou idéologique qu’elle pourrait revêtir.
En filigrane de ce rapide retour sur mon parcours intellectuel, on perçoit déjà une tension évidente entre les deux positions que j’avais adoptées. D’une part, je partais du principe que le sens social de la musique est déterminé, en dernière instance, par des facteurs matériels — par la logique économique de l’industrie musicale, par le pouvoir de la classe dominante. D’autre part, j’étais fasciné par la manière dont les gens font de la musique et parlent de musique pour eux-mêmes, avec inventivité, à partir des situations dans lesquelles ils se trouvent. En tentant de résoudre (ou d’ignorer) ces contradictions au sein de mes écrits, j’ai rejeté un argument communément admis au sein du monde universitaire (aussi bien par les musicologues que par les marxistes). On arguait alors qu’il était possible de faire la distinction entre une musique entièrement déterminée par des forces commerciales et une musique entièrement autonome, entre la pop (dont une analyse de la finalité commerciale semblait pouvoir épuiser le sens) et l’art (qu’on pouvait étudier sans aucune référence à la sociologie). Il me semblait, pour ma part, que la dimension commerciale de la pop ne l’empêchait pas d’être artistique et j’estimais de même que l’art était le résultat, à sa manière, de forces économiques et politiques.
Ces arguments sur la différence entre musique sérieuse et musique populaire me semblaient infondés, notamment car je commençais à écrire sur la musique au moment même où se constituaient de nouvelles manières de faire de la pop et du rock, tant socialement, musicalement, que culturellement. De mon point de vue de fan et de sociologue, le rock était fascinant de par sa dimension à la fois ouvertement commerciale (on n’avait encore jamais vu, à la fin des années 1960, de marchandise musicale plus rentable que les albums de rock) et sciemment anti-commerciale et créative. Le rock m’intéressait en tant que discours dans lequel les contradictions qui habitent toute activité musicale dans une société capitaliste étaient constamment et volontairement exprimées. Cet intérêt est manifeste dans trois essais. « The Magic That Can Set You Free », publié dans le numéro de lancement de Popular Music, examine l’idéologie fondatrice du rock. Cette publication a ensuite paru annuellement, pour enfin devenir une revue universitaire qui a œuvré plus que toute autre en faveur de l’étude sérieuse des musiques populaires. « Rock and Sexuality » a été écrit en collaboration avec Angela McRobbie, une pionnière du développement des cultural studies féministes. Quant à « Formalism, Realism and Leisure : the Case of Punk » il pose les prémisses d’un projet de recherche mené avec Howard Horne sur le rôle des écoles d’art dans la culture populaire britannique.
L’ambition de ces textes était polémique. Chacun remettait en cause des orthodoxies naissantes : le rock serait un nouveau genre de musique traditionnelle [folk music], le rock serait sexuellement libérateur, le punk serait le son des chômeurs. Et chacun prenait en compte ce qui définit la musicologie populaire : elle est populaire ! Le rock a d’abord été pensé par des praticiens plutôt que par des universitaires, c’est-à-dire par des journalistes, musiciens et auditeurs, par des maisons de disques et des départements de relation presse, par des producteurs de radio et des DJ. J’en étais venu à penser que, pour comprendre les musiques populaires, il ne faut pas s’en remettre à la grande théorie, mais à la petite théorie. L’importance d’auteurs comme Dave Laing et Charlie Gillett au Royaume-Uni ou Greil Marcus et Robert Christgau aux États-Unis ne réside pas tant dans leurs ouvrages (qui relèvent, d’ailleurs, du plus haut standard académique) que dans leur activité journalistique hebdomadaire, dans leur rapport quotidien avec la musique et ses institutions par le biais de leur métier de critiques. Ils m’ont servi de modèles lorsque j’ai tenté, moi aussi, de combiner l’étude universitaire des musiques populaires avec la critique rock.
Si je n’avais été qu’universitaire, j’aurais sans doute éludé la question du rapport quotidien avec les maisons de disques (auprès desquelles je me ravitaillais personnellement en disques, tickets de concert, dossiers de presse, etc.). Je me suis rendu compte que les pratiques de ces maisons de disques étaient plus étranges — plus irrationnelles — que ce que mes opinions marxistes me laissaient présager. Cela m’a conduit à travailler sur l’histoire de l’industrie musicale et à repenser le rock dans un cadre historique plus étendu. Les deux essais « Art vs. Technology : the Strange Case of Popular Music » et « The Industrialization of Popular Music » sont les fruits de ce travail. Il s’avère qu’ils ont eu une influence notable (au moins en matière de citations), peut-être parce qu’ils remettaient explicitement en cause la croyance dans l’authenticité musicale et artistique du rock qui prévalait à l’époque. En étudiant l’histoire de l’industrie musicale, je me suis rendu compte que le discours rock, qui revendique sa différence, se retrouvait dans des mouvements musicaux plus anciens, tels que le jazz, et d’autres plus récents, comme la world music.
Au début des années 2000, la première génération rock avait atteint la cinquantaine et la croyance en une certaine spécificité du rock au sein de la culture populaire relevait essentiellement de la nostalgie. L’étude universitaire des musiques populaires (celle qu’on peut lire dans les pages de Popular Music et entendre dans les conférences de l’International Association for the Study of Popular Music) s’était tournée vers toutes sortes de genres musicaux, issus de toutes sortes de lieux et d’époques. Les sociologues se montraient de plus en plus intéressés par la manière dont la musique importe aux gens, plutôt que par le genre musical en question. Cet aspect est abordé ici à travers des essais sur la pop comme catégorie musicale, sur la musique et la télévision, et sur la musique dans la vie quotidienne.
Dans les années 1990, à mesure que mes goûts d’auditeur et de critique se sont diversifiés, je me suis progressivement intéressé à la question de la valeur musicale, aux processus quotidiens de critique musicale, aux manières dont les gens savent instantanément (à l’intérieur d’un genre) qu’un artiste ou un disque est meilleur qu’un autre. J’avais toujours inclus ces différents aspects dans mes réflexions sociologiques sur le discours musical, mais ils représentaient également un véritable défi méthodologique. Comprendre les pratiques sociales et discursives à partir desquelles les gens réagissent bien ou mal à la musique implique nécessairement de s’intéresser à ce qu’ils perçoivent dans la musique. Ces questions sont abordées dans trois essais. « Why Do Songs Have Words ? » est une première tentative d’explorer ce que les chansons pop signifient pour les gens en tant que chansons. « Hearing Secret Harmonies » étudie la manière dont la musique de film utilise et façonne la capacité des individus à être touchés par différents dispositifs musicaux. Dans « Towards an Aesthetic of Popular Music », j’ai tenté pour la première fois de passer d’une analyse fonctionnelle à une analyse esthétique ou, plutôt, de suggérer que l’on peut élaborer une théorie de la valeur musicale en se fondant sur une compréhension des raisons sociales de la musique. « Adam Smith and Music » examine les arguments philosophiques et musicologiques avancés au XVIIIe siècle sur les manières dont la rhétorique et la performance permettent de comprendre la relation entre esthétique et éthique. J’explore davantage cette question, mais de manière plus spécifique, dans « Music and Identity ». « What Is Bad Music ? » enfin, ambitionne de ramener sur terre des arguments parfois très abstraits en les replaçant dans notre expérience routinière des querelles musicales.
J’espère que ces textes permettront de convaincre le lecteur qu’un sociologue peut apporter des éléments utiles et éclairants sur le fonctionnement de la valeur et du sens de la musique. Ces travaux s’inscrivent-ils dans le domaine de la « musicologie critique » ? Je n’en suis pas sûr. J’y parle assez peu d’œuvres musicales spécifiques et aucun de mes développements ne peut être considéré comme de l’analyse formelle. Néanmoins, je suis convaincu que les musicologues doivent prendre en compte l’approche sociologique des mondes de la musique au sein desquels l’existence même d’œuvres musicales est rendue possible, de même que les sociologues ne peuvent pleinement comprendre les mondes de la musique s’ils font abstraction de la musique elle-même et des manières dont elle opère. […] Je me suis rendu compte qu’un principe marxiste altéré avait guidé en filigrane mes oscillations entre différents centres d’intérêt et approches : les individus font une musique qui leur est propre, mais seulement dans les circonstances qui sont les leurs. Ce fait n’entraîne pas seulement des conséquences méthodologiques — un sociologue de la musique se doit de toujours prêter attention à la dialectique entre nécessité et invention —, mais également des implications phénoménologiques. La musique est une pratique matérielle qui permet l’expérience transitoire d’un idéal.
Penser les musiques populaires, Gérôme Guibert & Guillaume Heuguet (dir.), Éditions de la Philharmonie, coll. « La rue musicale », Paris, 2022.
- 1Herbert Blumer, Symbolic Interactionism : Perspective and Method, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1969, p. 1-2.
- 2Nde : voir dans cette anthologie, Howard S. Becker, « Les carrières dans un groupe professionnel déviant : les musiciens de danse », Outsiders : études de sociologie de la déviance [1963], traduit de l’anglais par Jean-Pierre Briand et Jean-Michel Chapoulie, p. 153-166.
- 3Nde : Simon Frith a d’ailleurs co-signé avec Paul Corrigan un essai de Resistance Through Rituals :Youth Subcultures in Post-War Britain, sous la dir. de Stuart Hall et Tony Jefferson, Birmingham, Centre for Contemporary Cultural Studies, 1975.