Des chants et tambours ancestraux aux danses populaires urbaines, en passant par les œuvres de musique savante, la richesse musicale du continent africain n’est plus à démontrer. Or ce que nous appelons « musique africaine » se révèle être un phénomène syncrétique, où passé et présent, tradition et innovation entretiennent un dialogue fertile. En l’explorant au prisme de cette singularité, Kofi Agawu dévoile ses structures participatives et communautaires, qui nourrissent l’imagination créative de ses compositeurs et interprètes. Déployée dans les rythmes, les mélodies, l’organisation formelle des sons, elle se décline jusque dans le corps de ses danseurs.
Parce que la musique africaine a toujours protégé son essence sans jamais se refuser à l’accommodation, cet ouvrage nous engage à penser son unité, comme ses ramifications hors du continent : elles sont autant de réponses musicales aux évolutions sociales, identitaires et culturelles du monde contemporain. Extrait de l'introduction.
Par sa richesse et sa diversité, la musique africaine est aujourd’hui encore l’un des répertoires doués de la plus grande vitalité. Son histoire remonte à la nuit des temps, sa pratique continue à travers le continent est aussi vivante et centrée sur l’humain qu’elle l’a toujours été, et son influence mondiale est déterminante, subtile et profonde. Le propos de ce livre est d’explorer les caractéristiques fondamentales de la musique africaine. Pour l’essentiel, l’accent est porté sur la musique elle-même plutôt que sur des éléments extérieurs. Le lecteur en quête de chronologies et d’histoires, ou d’études approfondies sur tel ou tel genre, instrument, communauté ou musicien, les trouvera dans les nombreuses études ethnographiques et dans les ouvrages de référence qu’ont produits ethnomusicologues, organologues, historiens et anthropologues dès les premières décennies du XXe siècle. Ma tâche, ici, est plus circonscrite : enrichir la connaissance de ces ressources par une discussion sur la créativité musicale, telle qu’elle se manifeste dans une poignée de pièces de répertoire. Destiné au lecteur généraliste plutôt qu’au spécialiste, ce livre est une invitation à un dialogue averti avec ceux qui souhaitent approfondir leur compréhension et leur appréciation de la musique africaine.
L’Afrique
Quiconque ose parler de l’Afrique doit avant tout reconnaître l’immensité et la diversité de ce continent. Voici quelques faits qui donnent à réfléchir. L’Afrique est le berceau de l’humanité. Les variantes génétiques au sein de sa population sont plus importantes que dans tout autre groupe humain. En 2015, plus d’un milliard de personnes peuplaient le continent, ce qui le place en deuxième position sur le plan démographique. Avec ses 30 millions de km², il est aussi le deuxième par sa superficie ; on pourrait y faire tenir les États-Unis, la Chine, le Japon, l’Inde, l’essentiel de l’Europe orientale, l’Italie, la France, l’Allemagne, l’Espagne et le Portugal. L’Afrique est aussi le plus polyglotte des continents au monde ; 1000 langues différentes y sont parlées et ce compte s’élève peut-être même à 2500. Près de 500 millions d’Africains se revendiquent chrétiens et à peu près autant se déclarent musulmans, soit deux des religions établies les plus influentes au monde. Un groupe légèrement moins nombreux adhère à l’ensemble hétérogène de croyances et de pratiques que nos oppresseurs historiques rangeaient dans la catégorie fourre-tout des « religions indigènes d’Afrique ».
Tout cela fait désormais partie du savoir communément admis, comme on peut le vérifier dans toute bonne encyclopédie. L’essentiel, cependant, est une situation que nous sommes susceptibles d’oublier : l’Afrique est immense, diverse et complexe. L’accent que les médias placent de manière récurrente sur ses échecs et ses défis (épidémie du SIDA, instabilité politique, crise d’Ebola, faillite des États, conflits ethniques et génocides) pourrait nous faire perdre de vue les nombreux domaines dans lesquels l’Afrique a l’avantage. La vie musicale est l’un de ces domaines, comme j’espère le démontrer dans ce livre. Si nous oublions ou nions parfois les éloges bien mérités qu’on accorde à l’Afrique, c’est notamment parce que la conception panafricaine n’est pas nécessairement celle qui domine dans ce qui s’écrit aujourd’hui sur le continent. Elle voudrait donner une vision totale de tout ce que nous avons accompli, afin d’en faire une source constante d’inspiration pour réparer les pertes subies, surtout au cours des deux derniers siècles et demi. Selon les régimes épistémiques instaurés par l’anthropologie, l’ethnologie et l’ethnomusicologie, tous rendus possibles par le colonialisme européen, l’Afrique est trop souvent synonyme de différence et de distance. Le continent est réduit à un morcellement de tribus, de groupes ethniques, d’États-nations, autant de configurations qui ont facilité son administration politique et la production de certains types de savoir aux XXe et XXe siècles. Il en résulte un éparpillement des nombreuses cohérences de l’Afrique, d’où une vision intolérablement partiale de la puissance de ses formes d’expression collectives. Le meilleur moyen d’étudier l’Afrique est de toujours garder en tête ce que V. Y. Mudimbe appelle « l’idée de l’Afrique », sans jamais sous-estimer sa complexité intrinsèque1 .
La musique africaine
L’expression musique africaine suggère des réalités variables selon les individus. Certains pensent immédiatement aux danses populaires issues de l’Afrique urbaine, d’autres aux chants et aux tambours ancestraux associés aux sociétés traditionnelles, d’autres encore à la musique composée aujourd’hui pour être jouée dans des salles de concert. Toutes sont des formes légitimes. Cette réalité est si vaste que certains spécialistes préfèrent parler de musiques africaines au pluriel. La situation se complique encore si l’on souhaite distinguer la musique africaine, c’est-à-dire d’origine africaine, de la musique en Afrique, ce qui sous-entend tous les répertoires interprétés sur le continent, quelle qu’en soit l’origine.
Même si je pense qu’il n’y a rien à gagner à couper les cheveux en quatre sur ces questions de définition ou à vouloir tracer avec une précision chirurgicale les limites du riche et complexe réseau de sons et de processus que nous appelons musique africaine, je dois malgré tout expliquer brièvement la manière dont j’utilise ce terme. J’emploie ici musique africaine pour désigner la musique conçue, créée et interprétée par les peuples africains. Cela englobe les vastes répertoires d’origine précoloniale mais aussi d’autres, plus récents, associés à la sphère populaire, et d’autres encore, produits dans le moule de la musique savante. Tout porte à croire que la musique a toujours existé, aux côtés du langage. Depuis plus d’un millénaire que dure notre histoire écrite, il est attesté que presque toutes les communautés l’ont intégrée à leurs pratiques. Aujourd’hui, personne ne doute que la musique, en tant que phénomène à la fois fonctionnel et esthétique, reste une force vive non seulement sur le continent, mais encore dans l’ensemble de la diaspora africaine.
(L’idée de) la musique africaine reflète et façonne à la fois l’image collective de sa terre, de son peuple, de ses ressources matérielles et spirituelles et de sa culture globale. La musique africaine présente une profondeur historique évidente, ainsi qu’une étonnante diversité dans ses objets sonores, ses langages, ses affiliations rituelles, ses styles et ses idéaux esthétiques. Musiquer en Afrique — pour reprendre l’utile expression de Christopher Small2 — se décline en toutes sortes de termes : on bat, on secoue, on touche et on joue ; on dit, on récite, on se souvient et on chante ; on bouge, on agite son corps, on se regarde faire et on danse. Nous avons donc tout intérêt à ne jamais perdre de vue cet horizon sémantique élargi lorsque nous parlons de « musique africaine ».
Il serait bon, également, de ne pas négliger la dimension humaine. Partout, la musique fait partie intégrante de la société mais, puisque tant de gens sur ce continent vivent sous le signe d’un ethos communautaire, les formes musicales qu’ils ont produites au fil des ans ont collectivement forgé — et dans le même temps questionné — des ensembles de valeurs, au sein desquels une pluralité patente sous-tend une profonde singularité. Le sentiment d’une corrélation se manifeste surtout en arrière-plan, pourrait-on dire, et cette aura s’apparente à la dynamique du lien que l’on rencontre notamment dans les systèmes de parenté. Ce seul fait nous enjoint d’écouter sous la surface, jusqu’aux structures partagées qui la soutiennent3 .
Kofi Agawu, L’Imagination africaine en musique, traduit de l’anglais par Thierry Bonhomme, avec la collaboration de Laurent Bury et Claire Martinet, Éditions de la Philharmonie, coll. « La rue musicale », 2020, Introduction, pp. 7-12.
- 1V. Y. Mudimbe, The Idea of Africa, Bloomington, Indiana University Press, 1994.
- 2Christopher Small, Musiquer : le sens de l’expérience musicale [1998], traduit de l’anglais par Jedediah Sklower, Paris, Éditions de la Philharmonie, 2019.
- 3La place centrale de l’humain dans la musique africaine est largement reconnue. Ce principe est exposé notamment dans l’ouvrage de John Blacking, How Musical Is Man ?, Seattle, University of Washington Press, 1973 et dans tous les écrits de son élève Meki Nzewi : voir, par exemple, « Acquiring Knowledge of the Musical Arts in Traditional Society », Musical Arts in Africa : Theory, Practice and Education, Pretoria, UNISA Press, 2003, p. 13-37. Nzewi déclare ainsi que « la musique africaine est une thérapie émotionnelle et communautaire, une communion humanisante, un partage de la condition humaine. » (African Music : Theoretical Content and Creative Continuum, The Culture-Exponent’s Definitions, Olderhausen, Institut für Didaktik populärer Musik, 1997, p. 23.) Sur la notion d’ethos communautaire, voir notamment Kofi Anyidoho, Oral Poetics and Traditions of Verbal Art in Africa, thèse de doctorat, Austin, University of Texas, 1983 et Kofi Agawu, « The Communal Ethos in African Performance : Ritual, Narrative and Music among the Northern Ewe », Approaches to African Musics, sous la dir. d’Enrique Cámara de Landa et Silvia Martínez García, Valladolid, Universidad de Valladolid, Centro Buendía, 2006, p. 181-200, http://www.sibetrans.com/trans/articulo/125/the-communal-ethos-in-african-performance-ritual-narrative-and-music-among-the-northern-ewe?lang=en.