ICI COMMENCE LE LIVRE
Comment conserver la mémoire d’un compositeur, pionnier des musiques électroniques et passeur entre les générations, dont la trajectoire n’appartient qu’à lui ? Par quels actes d’hommage publics en préserver l’œuvre pour qu’elle poursuive son voyage ? En 2018, peu après la mort de Pierre Henry, le Musée de la musique a reçu en donation ses machines et instruments de composition analogiques et numériques, ainsi qu’une somme d’objets qui singularisaient le studio Son/Ré, créé en 1982 et devenu « Maison de sons » en 1996 — tout à la fois lieu de vie, de création, de recherche et de concert. En les exposant au sein du Musée, la Philharmonie de Paris participait à la conservation du patrimoine matériel de Pierre Henry et du patrimoine historique de la musique concrète. En écho à une série de créations posthumes dont, à la Philharmonie, Multiplicité en 2017 et les Dimanches noirs en 2021, l’œuvre de Pierre Henry continue de vivre devant les yeux et dans les oreilles du public, proliférante et inspirante, à la croisée des musiques savantes et populaires. Parallèlement, la Bibliothèque nationale de France a entrepris la numérisation garantissant la conservation des 14 000 bandes magnétiques et numériques du compositeur — Pierre Henry avait anticipé ce don dès 2007 en lui confiant une partie de son œuvre. Enfin, l’association Son/Ré s’est installée passage Hennel dans le 12e arrondissement : le nouveau lieu a permis d’accomplir durant plus de deux ans le travail d’archiviste nécessaire à l’établissement du présent catalogue, voué lui aussi à garder trace vivante de l’œuvre de Pierre Henry. « Ici commence le pays des fantômes… », aurait-il aimé que l’on écrive à propos de sa musique.
Comment transformer une vie de sons en un catalogue, où se trouve fixée l’écriture de toute une œuvre ? Si l’entreprise d’embrasser une production « toujours inachevée » peut sembler paradoxale ou impossible, elle trouve sens chez celui qui n’a cessé de dresser des listes et des répertoires, comme s’il voulait arrêter son œuvre dans le temps présent, puis en remodeler l’épaisse matière sonore à laquelle il revenait toujours.
Ici commence donc le livre. Dans sa présentation chronologique où les œuvres de Pierre Henry se manifestent par ordre de composition, liberté est donnée d’entrer par plusieurs portes.
Entrer par le lieu et l’espace, d’abord : c’est-à-dire par l’univers du studio, chaque fois mis en contexte, schématisé, reconstitué avec ses machines-instruments et peuplé de ses collaborateurs, imbriqués dans le travail méthodique et la vie quotidienne.
Entrer par le temps, ensuite : la Chronologie de Pierre Henry, qu’il tint méticuleusement dès 1944 et qui fut poursuivie jusqu’en 2005, dresse les bornes temporelles qui balisent chaque période. Au cours des jours, mois, années furent organisés, inventoriés ses recherches sonores, compositions, œuvres en projet, musiques d’application, ainsi que les événements, textes et documents afférents ; on voit ses catégories manuscrites rangées en colonnes voisines dans les pages de son classeur-source. On y lit l’emploi du temps du créateur, l’emploi du temps de l’homme tout entier consacré à l’édification de l’œuvre.
Entrer, si l’on préfère, par les titres et les sons, indissociables : sur la couverture du livre serpentent joyeusement les amorces colorées des bandes magnétiques de Pierre Henry. À l’intérieur se reconstruit un engrenage de sons, où les roues se rencontrent, tirent et poussent les pierres sonores de la création. Les boucles passent d’une « application » à une œuvre, d’une œuvre à une autre, s’allient et se catapultent.
Entrer par les textes, enfin : publié au sein de la collection des « Écrits de compositeurs », l’ouvrage donne à lire les innombrables textes — notes de programme, notes de pochette, tapuscrits — et documentations par lesquels Pierre Henry s’attache à décrire ses œuvres avec précision et concision.
Toutes ces entrées recomposent le portrait de Pierre Henry à travers sa musique. De la même manière que Kyldex (1973) confiait à l’auditeur le choix de son déroulé (répétition, demande d’explications, arrêt du spectacle, accélération, ralentissement, etc.), cet ouvrage peut être lu à vitesse variable ; il offre au lecteur la possibilité d’un parcours dynamique.
Le catalogue entend aussi être un outil d’expansion pour les chercheurs qui s’engageront dans l’analyse des travaux de Pierre Henry ; il ouvre l’œuvre à la recherche. Les notices des 219 opus et 206 musiques d’application ont été établies en correspondance avec celles du site internet pierre-henry.org, en cours de construction, assemblé et enrichi par le musicologue Cyrille Delhaye et l’équipe de Son/Ré. En prolongement de l’ouvrage, les chercheurs y trouveront ainsi fléchée l’intégralité des archives que Pierre Henry répertoriait dans les boîtes et classeurs alignés sur ses rayonnages : boîtes rouges des archives contextuelles des œuvres (cotes PHBR, inventoriées et bientôt confiées à la BnF) ; classeurs des sources musicales (sonothèque, matériel de composition, voix de mixage, plans de montage, versions définitives des œuvres) du fonds conservé à la BnF : bandes magnétiques et DAT (cotes DONAUD, inventoriées et en cours de numérisation). S’inscrivant dans le mouvement des archives ouvertes, les métadonnées de pierre-henry.org répondent à des standards assurant leur intéropérabilité en vue de leur diffusion dans les bibliothèques numériques (BnF et Gallica, Isidore, etc.).
Quel sens compositionnel donner aux classements, qui furent le moteur de la création de Pierre Henry ? Outre son goût pour les listes, les inventaires, les répertoires et les tables des matières, qui ont parfois guidé l’organisation du livre à la manière d’un dictionnaire, essentielle est la correspondance entre les mots et les sons. Cette poétique des sons est rendue sensible par l’omniprésence des noms : titres, parties, mouvements, temps, séquences, lieux, choses, personnes, formules. Chargée de leur part de mystère, leur signification appartient au compositeur, à lui seul. Mais en les lisant, le lecteur peut mesurer leur coefficient d’énergie, leur force et leur affectivité. Les traits phoniques sont dotés de résonances dont les mots tirent une sorte de réalité concrète. Nous pénétrons un catalogue de bruits, de cris, de souffles, redistribués dans l’espace du livre et remis au travail : mots et sons nécessaires, découverts, inventés, enregistrés, fabriqués, modelés, etc. Maïakovski, dont Pierre Henry a lu la période futuriste, note dans Comment écrire des vers : « Il n’est pas facile de dire d’où vient ce basique “grondement-rythme” […], le plus probable est qu’il est en moi. Mais pour le réveiller, il faut un choc : ainsi, quelques grincements inconnus commencent à gronder dans le ventre d’un piano à queue, ainsi un pont commence à se balancer, menaçant de s’effondrer sous les pas synchronisés de fourmis
Nous tenons entre les mains un livre d’images, une maquette de théâtre d’objets, d’instruments et de personnages sonores qui évoluent avec le temps, marquant son passage. Composition et matérialité du livre rappellent l’attachement de Pierre Henry à l’expérience concrète des objets, leur manipulation — aux bruits de froissement des feuillets qu’on déplie. Sa musique est faite de gestes, de corps en mouvement, de silences sensibles, d’élans des foules, de lignes manuscrites qui courent vers l’avant : « Je vois sur ces textes de sons des participants : acteur jouant, s’exprimant, dansant, d’une façon qu’il faudra bien trouver un jour
Pierre Henry se trouve souvent au centre du spectacle, mais ne traverse pourtant jamais vraiment les images en solitaire : soit son regard est fixé sur l’appareil, où l’on perçoit la présence d’un témoin, soit il est arrêté sur ses machines ou rencontre ses collaborateurs, solidaire d’eux. Il pose, parfois, dans un salut de reconnaissance et d’amitié, jouant avec les « signes » de l’époque. Si les imaginaires de Pierre Henry concrétisent la modernité de sa musique, c’est à travers les multiples développements de son travail que se manifeste le devenir contemporain de l’œuvre — « Ma musique idéale est celle que je ferai demain
L’élaboration de cet ouvrage est le fruit d’une collaboration de Son/Ré, Isabelle Warnier, Bernadette Mangin et Cyrille Delhaye, et des Éditions de la Philharmonie. Nous remercions toutes celles et tous ceux qui par leurs informations, leurs témoignages, leurs encouragements, ont permis à ce livre d’exister.
Sabrina Valy, directrice des Éditions de la Philharmonie
Sabrina Valy, «Ici commence le livre» , dans Pierre Henry, L’Œuvre : catalogue illustré des opus et des musiques d’application, Paris, Éditions de la Philharmonie, coll. «Écrits de compositeurs», 2021, p. 11-12.