Dès le XVIe siècle, les violons de Crémone sont renommés dans toute l'Europe pour leurs remarquables qualités. Dans cet ouvrage richement illustré, Jean-Philippe Échard ausculte le mythe Stradivarius à travers près de quatre siècles d'histoire de l'instrument.
Aux sources du mythe
Stradivarius, un mot universel, un nom sur toutes les lèvres. Depuis plus de trois siècles, le sens qu’on lui donne s’est profondément diversifié. Le patronyme d’un luthier de Crémone né au milieu du XVIIe siècle a rapidement été supplanté par sa forme latinisée, apposée sur les étiquettes des centaines de violons sortis de son atelier, puis diffusée sur leurs dizaines de milliers de copies et contrefaçons. Cette variation est naturellement devenue nom commun : «un» stradivarius signifiait déjà, à la fin du XVIIIe siècle, un violon fabriqué par Antonio Stradivari.
Pour la vaste majorité des violonistes, tout stradivarius symbolise un instrument idéal sur lequel poser doigts et archet. Quant aux facteurs de violons, ils cherchent, dans l’étude de chacun de ceux passant entre leurs mains, à imiter les gestes techniques, à retrouver les savoir-faire d’atelier, à percer les intentions esthétiques — sonores comme visuelles — de leur illustre prédécesseur. L’emploi du terme «stradivarius» s’est peu à peu étendu aux violons, altos et violoncelles fabriqués par des luthiers plus proches de nous, et jusqu’à nos contemporains, «en modèle», «en copie» ou «à la façon» de Stradivari.
Bien entendu, la diffusion de ces usages ne s’est pas arrêtée aux frontières d’un hypothétique monde violonistique, isolé du reste du monde. Des musiciens à leurs publics, des luthiers à leurs clients, le mot « stradivarius » est repris dans les discussions de café ou de salon, et il ne tarde pas à se répandre dans la société occidentale du XIXe siècle. Ces instruments aux qualités unanimement reconnues comme exceptionnelles — et pourtant si peu définies — deviennent un sujet récurrent dans la presse et les médias. Une aura de mystère s’attache à la figure de leur luthier, qui inspire écrivains, dramaturges, peintres et cinéastes. Un mythe se développe, diffus, et le mot « stradivarius » lui est associé. Convoquant les notions de secret, de quête et de perfection insurpassable, « le stradivarius de... » devient une métaphore, le superlatif qui désigne tout artisan auquel on reconnaît un talent exceptionnel, c’est-à-dire du génie, pour fabriquer des objets de toute nature, à l’excellence de fonctionnement ou à la beauté hors du commun.
Dès la première moitié du XXe siècle, publicitaires et stratèges en marketing prennent possession du terme et le transforment en nom de produit ou de marque pour promouvoir des articles aussi divers que des vêtements ou des aliments, des postes de radio ou des haut-parleurs, des articles de sport ou des cigares! Mais les stradivarius —les violons fabriqués par Antonio— et, à leur suite, les violons anciens de Crémone, semblent bien étrangers, antithétiques même, à ces produits de consommation dont la durée de vie est souvent dérisoire. Bien que vieux de trois ou quatre siècles, nombre de ces instruments sont encore joués : ce sont eux que l’on entend sur la majorité des grandes scènes du monde, dans la plupart des enregistrements de référence de la musique pour violon. Tel le bateau de Thésée cher aux philosophes, ils sont continûment maintenus en état de jeu, restaurés en cas d’accident, voire modernisés pour s’adapter aux évolutions techniques et esthétiques de la musique, mais leur identité est pourtant fort peu remise en question. Dans notre imaginaire, ils demeurent ceux qu’ils étaient en sortant de l’atelier. Ces violons éternels ont vu leur valeur économique croître très fortement, si bien qu’on les apparente parfois aujourd’hui non plus seulement à des objets de luxe ou de collection, comme pouvaient les rechercher les membres de la grande bourgeoisie du XIXe siècle, mais à des investissements lucratifs. À tel point que certaines de leurs valeurs culturelles —et notamment leur valeur d’usage première, celle d’un instrument conçu pour jouer de la musique— deviendraient presque secondaires. De nos jours, le mot «stradivarius» est le symbole complexe d’une nébuleuse d’idées imprégnant la culture occidentale. Mais quelles sont-elles? Et comment les définir? Comment lire leur développement ? Quels parallèles est-il pertinent de dresser dans le monde moderne et contemporain? Quelle est la nature de la relation qu’elles entretiennent avec l’interprétation d’une pièce musicale par un violoniste? Avec l’expérience esthétique des auditeurs?
Avant même d’aborder l’histoire du fait culturel qu’est « le mythe de Stradivarius », il nous semble primordial de retracer celle de la lutherie de Crémone, dans laquelle ces questions prennent racine. Cet ouvrage rassemble, dans une première partie, les principaux faits historiques de la facture d’instruments de musique au sein de la cité italienne entre les XVIe et XVIIIe siècles. Au-delà des dimensions biographiques, sociales et techniques, l’histoire de la musique et des sensibilités vient éclairer cette tradition ancienne. Le portrait d’Antonio Stradivari que nous reconstituons ici est bien différent de l’image du génie solitaire entièrement voué à la fabrication de violons exceptionnels, tel qu’il est généralement dépeint aujourd’hui. Héritier d’une prestigieuse tradition locale de lutherie transmise sur plusieurs générations, maître d’un atelier doté d’une efficace organisation collective des tâches, chef de famille et personnalité de la cité de Crémone, il est la figure dominante d’un âge d’or de la lutherie crémonaise, qui vit s’épanouir dans la ville de nombreux ateliers. La diversité de sa production permet d’élargir et d’enrichir notre compréhension du personnage historique qu’était Stradivari.
Dans un second temps, l’ouvrage présente les développements de la postérité exceptionnelle d’Antonio Stradivari, dont seule une partie de la production —les violons et les violoncelles— a été conservée et transmise en grand nombre. Car, contrairement aux autres instruments à cordes de la période baroque (cistres, violes, mandolines), le violon n’est pas tombé dans l’oubli. Ceux produits par l’atelier Stradivari se sont révélés être, dès le tournant du XIXe siècle, les compagnons de prédilection des plus grands violonistes, révolutionnant alors les pratiques des luthiers contemporains qui prennent désormais pour références ces modèles du passé. Associé aux meilleurs violons d’Europe, le nom de Stradivarius se diffuse largement. Le marché des violons anciens se spécialise et développe progressivement des similitudes avec celui des œuvres d’art et des objets de collection.
Si les traces laissées par les luthiers de Crémone dans les sources historiques conventionnelles —écrites et iconographiques— sont extrêmement rares (aucun portrait, aucune représentation de leurs ateliers, aucun écrit décrivant leurs méthodes de travail, leurs pratiques commerciales ou leur comptabilité, etc.), les archives de l’atelier d’Antonio Stradivari sont plus fournies : des testaments, quelques lettres et des documents relatifs à sa lutherie. C’est toutefois bien peu pour écrire l’histoire de la facture d’instruments de musique de cette ville. Au-delà de la seule question de l’attribution ou de la valeur économique des objets, au-delà même de leur usage musical, les instruments crémonais constituent donc de fait les sources historiques les plus directes pour comprendre comment les luthiers de cette ville pensaient et concevaient leur production, et inscrivaient leur activité dans le contexte technique, artistique et économique de leur temps.
Ce livre s’appuie par conséquent sur l’exceptionnelle collection nationale française conservée au Musée de la musique, depuis la pochette de Stradivari acquise par l’état en 1862 au sein de la collection du compositeur Louis Clapisson, qui marquait la création du musée instrumental du Conservatoire de Paris, jusqu’à la basse de violon d’Andrea Amati aux armes de Charles IX et d’Elisabeth d’Autriche, instrument classé trésor national en 2016 et acquis en 2020 par l’Etat pour le Musée de la musique, Cité de la musique – Philharmonie de Paris. Œuvres majeures du patrimoine culturel, les seize instruments, ainsi que les multiples pièces d’origine et outils de luthiers présentés dans ce livre, constituent un corpus de sources historiques de première importance pour l’histoire de la lutherie crémonaise.
Le travail scientifique de documentation et d’étude de ce corpus a bénéficié de la longévité remarquable de la collection, depuis les échanges entre le conservateur Gustave Chouquet avec les plus grands luthiers de son époque
Jean-Philippe Échard, Stradivarius et la lutherie de Crémone, Éditions de la Philharmonie, collection «Musée de la musique», Paris, 2022.