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Supersoniques #1 : Moondog, la fortune du mendiant 

Publié le 12 avril 2021 — par Sabrina Valy

— Moondog - © Laurent Bourlaud

Danse du Soleil, ondulations rythmiques, recherche du Merveilleux, panthéon nordique personnifiant la lutte contre le chaos, minimalisme et harmonie des sphères. Voici la trajectoire de Moondog, modulée par la recherche d’un nouveau style musical, le jazz amérindien instruit de polyphonies médiévales. Aveugle et voyant, mendiant foulant toutes les régions du temps, Moondog accomplit sa traversée habité des puissances de la métamorphose. Raconté par Guy Darol et Laurent Bourlaud, Moondog est le premier    opus    de la nouvelle collection des Éditions de la Philharmonie, « Supersoniques ».

 

Extraits  : 

3.

Un souvenir lui revenait sans cesse et c’était une image sonore. Il se voyait toujours assis sur les genoux de Yellow Calf, frappant une peau capable d’engendrer un tournoiement de danseurs. Un battement qui influençait un mouvement de corps pouvait sans doute agir sur la marche des astres. Le cosmos n’était peut-être qu’une étendue de notes vibrantes. Louis se sentait plus que jamais un Arapaho égaré dans le Tennessee. Car c’est là qu’il avait abouti pour perfectionner ses connaissances musicales et il était entré dans une période de mue où lui poussaient des ailes. Au lieu de plumes lui coiffant la tête, il se fabriqua un poncho et ressemblait ainsi à un Indien des Plaines. Sa barbe grossissait, ses cheveux s’allongeaient.

À vingt-sept ans il avait rompu toute attache avec sa famille, y compris avec la femme qu’il venait d’épouser. Avec les soixante dollars qu’il avait en poche, il prit un bus pour rejoindre New York. Il ne voulait rien d’autre que devenir visible parmi les invisibles, remarquable au point qu’on l’assimilerait à un repère dans la ville. Sans tréteaux pour se faire entendre, la rue était son théâtre. À la recherche d’une place où il serait inévitable, il arpenta quelques trottoirs, s’abrita sous des porches, expertisant toujours la qualité d’un bruit, celui d’une sirène, d’un couinement de frein, le timbre des badauds. Puis il trouva à se fixer sur la 6e Avenue, dans l’arrondissement de Manhattan, non loin du Carnegie Hall et de sa réserve de musiciens notoires.

Moondog
— Moondog - © Laurent Bourlaud

Habiter des chambres d’hôtel était au-dessus de ses moyens, il finit par louer une pièce dans un immeuble de la 56e Rue. Elle était humide et dépourvue de chauffage. Louis la meubla d’une paillasse, d’une plaque de cuisson, d’un tourne-disque et d’un orgue portable. Pour aménager sa survie, il posait comme modèle dans une école d’art. Et quand il avait regagné son trottoir, il vendait ses poèmes, souvent satiriques et si contraires aux valeurs de l’Amérique qu’ils lui attiraient les foudres de la police. Il proposait aussi des ceintures qu’il confectionnait. Des passants s’arrêtaient, lui donnaient quelques pièces, écoutaient ses propos qui signalaient un monde auquel ils n’avaient pas pensé.

Depuis qu’il jouait de ses propres instruments, les curieux se faisaient plus nombreux. Il leur expliquait volontiers les idéaux de résonance qui l’avaient amené à concevoir la trimba, deux prismes triangulaires associés à une cymbale sur lesquels il frappait en se servant d’une clave et d’un maraca. Louis n’était qu’au début d’un cycle d’invention. Pour établir un rapport parfait entre sa pensée musicale et le son qu’elle devait produire, le luthier agençait des cordes et des planches. Ces subtils assemblages avaient un nom, presque jailli d’un langage oublié. Ils s’appelaient le oo, le uni ou le hüs. Hüs était un mot norvégien qui désignait une maison. Le vocable évoquait son goût pour la culture scandinave ancienne et la mythologie nordique.

 

4.

La transformation opérait lentement. C’était un changement profond nourri par la lecture des Eddas. Cet ensemble de poèmes écrits au XIIIe siècle, le plus souvent sous la forme de dialogues qui s’apparentent à des joutes, lui enseignait l’univers des Vikings et leur morale fondée sur l’esprit de combat. L’homme n’était grand que dans l’exploit. Il n’existait que par ses actes, et sa consécration était le résultat des efforts qu’il avait fournis pour se bâtir une légende. Dans le panthéon nordique, deux figures se détachaient, celles d’Odin, le dieu-chaman, et de Thor dont le marteau était l’emblème du tonnerre. Tous deux personnifiaient la lutte contre les menaces du chaos.

Parce qu’on disait qu’il avait « le visage du Christ », une insulte à son rejet du Dieu incapable de lui rendre la vue, Louis adopta la tenue présumée des Vikings. Il portait un casque à cornes et empoignait une lance pareille à celle d’Odin. Elle ne ratait jamais sa cible et revenait, une fois jetée, dans la main du lanceur. Accoutré d’une cape, d’un pantalon bouffant, les pieds enveloppés de pièces de cuir serrées par des lanières, il jouait sa musique sur la 6e Avenue, et certains des poèmes qu’il vendait, constitués de deux vers, imitaient la forme des Eddas.

Le badaud n’était pas son unique clientèle. Des célébrités stationnaient devant lui, intrigués par son style vestimentaire et les rythmes qu’il faisait tourner, répétitifs et envoûtants. Venus d’un studio d’enregistrement ou marchant vers un rendez-vous capital, ils se nommaient Benny Goodman, Charlie Parker. Ces musiciens de jazz avaient quelque chose à apprendre de l’étrange guerrier dont la musique était intemporelle. Un autre, plus familier du répertoire de Tchaïkovski, appréciait échanger avec lui. C’était avant sa grande métamorphose. Artur Rodziński, qui dirigeait l’Orchestre philharmonique de New York, était tellement impressionné par l’étendue de ses connaissances qu’il l’avait invité à assister à des répétitions dans l’enceinte du Carnegie Hall.

Louis ne se contentait pas d’écouter l’avancée de programmes dédiés à Ludwig van Beethoven, Robert Schumann ou Richard Strauss, il suivait les indications de chefs aussi prestigieux que Bruno Walter ou George Szell. Et le violoniste Joseph Schuster ou le pianiste Arthur Schnabel l’entendaient comme s’il appartenait à leur clan. Le musicien éclairé avait attiré l’attention de Leonard Bernstein dont la fibre pédagogique pressentait son désir de mener un orchestre. Il lui apprit les gestes de la main pour régler le tempo et modeler un son.

Moondog
— Moondog - © Laurent Bourlaud

Guy Darol et Laurent Bourlaud, Moondog, Paris, Éditions de la Philharmonie, coll. « Supersoniques », 2021.

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