Au sein du dispositif EVE, dont la deuxième phase, adressée aux collégiens et aux adultes professionnels, se déroule depuis un an et demi, on cultive, dans une pratique expérimentale et collective, la relation de la voix au corps et aux émotions. La question, vaste et protéiforme, est inspirée et nourrie par une large équipe pluridisciplinaire. Chefs de chœur, spécialistes de la technique Alexander et de la rythmique Dalcroze et musicothérapeutes croisent et enrichissent leur pratique, leur compréhension et leur accompagnement de l’être chantant. Avec pour relais les professeurs de musique de l’Éducation nationale en collège et les choristes formés au sein du Chœur d’adultes professionnels EVE (CAPE), ils accordent apprentissage du chant, épanouissement personnel et bien-être collectif.
Le chant arrimé au corps
La sélection des pièces travaillées, qui seront pour la plupart restituées le 29 juin prochain par les quatre cents adolescents et adultes du Grand Chœur rythmique EVE, s’arrime à ce fort ancrage psychocorporel. La première phase du projet (2018-2021) avait déjà fait émerger le décloisonnement des répertoires, expérimenté dans le travail commun d’une équipe d’intervenants musiciens aux compétences diversifiées et de responsables pédagogiques complémentaires. Cette deuxième phase en confirme l’intuition.
«Nous sommes ouverts à toutes les musiques, précise l’initiatrice du projet EVE Marie-Hélène Serra, dès lors qu’elle présente un potentiel de travail psychocorporel cohérent avec la pédagogie EVE et une exigence artistique naturelle à la Philharmonie : musique ancienne ou contemporaine, actuelle, classique ou traditionnelle.» Fabien Lerat, responsable des répertoires classiques et contemporains, retiendra par exemple une antienne grégorienne pour sa dimension méditative propice au recentrage sur soi-même et à l’inscription du corps dans la spatialité, tandis que Luciana Penna, responsable éducative pour les musiques de tradition orale et l’interculturalité, questionnera avec Ignoranti, chant de mondines d’Italie du Nord devenu chant de révolte, la posture, l’intention, l’émotion et le sens qu’il convient de s’approprier.
Si le défi engagé sur les répertoires de la musique classique n’est pas totalement analogue à celui concernant les musiques de tradition orale – la dimension sociale et corporelle est souvent intrinsèque aux musiques traditionnelles, du fait de leur rôle fonctionnel –, l’expertise de tous les intervenants cimente le projet dans son unicité. «Notre approche va plus loin que l’exploration de la diversité, explique Luciana Penna. En amont du choix des répertoires, nous menons un travail solide et nourri. Nous questionnons en ethnomusicologues la faisabilité, les ressources dont nous pouvons disposer et la cohérence pédagogique afin de déterminer si ces musiques se prêtent à la pédagogie EVE et à une interprétation hors de leur contexte d’origine.»
Être littéralement habité par la musique
Cette volonté d’ancrage et d’ouverture appelle toute une arborescence de réponses selon les répertoires abordés et leurs caractéristiques. « Nous faisons le pari, souligne Fabien Lerat, qu’en abordant le chant par l’angle psychocorporel et en laissant circuler les émotions, le choriste sera plus engagé dans son corps, le chant plus incarné. » Ces voyages proposés parmi les musiques et leurs diverses pratiques expressives offrent de faire vivre le chant non seulement comme la connaissance d’une part de l’histoire de la musique mais aussi comme l’appropriation intime d’une pièce, l’incarnation, au sens premier, d’une musique.
Sans cesse sont interrogés le pourquoi et le comment de cette réappropriation, l’énergie et l’émotion jaillies d’un kecak balinais comme d’une polyphonie du compositeur contemporain Jonathan Dove, du chant populaire brésilien Baianá (2005) comme de la Fugue géographique d’Ernst Toch (1887-1964). Le jeune chanteur y dégage de quoi se sentir littéralement habité par la musique autant qu’un comédien de théâtre peut l’être par son rôle.
Couleurs émotionnelles et registres corporels
Cette approche est rendue possible non seulement grâce aux pratiques pédagogiques de la musique existantes, sur lesquelles l’équipe d’intervenants peut s’appuyer, mais aussi par leur croisement avec ce qui concerne le jeune chanteur aujourd’hui, sa présence physique au monde. Approcher les répertoires selon la pédagogie EVE implique la conscience de la diversité des styles et des cultures, mais aussi de la transmission et de l’intention, dans une incessante dynamique entre ancrage dans le corps et geste artistique. Il s’agira, en passant par des couleurs émotionnelles et des registres corporels différents, de faire émerger un sens profond et neuf dans le contexte de la réappropriation du chant.
La pédagogie orale a assez naturellement la prédilection du projet EVE dans la mesure où elle offre au jeune chanteur un contact direct à la musique, non conditionné par la lecture de la partition, et incite à une approche plus spontanée. Elle favorise les jeux collectifs, invite à l’écoute avec les yeux et le corps. «Dans les répertoires traditionnels, la connexion à la corporalité est immédiate, ajoute Luciana Penna, et l’absence d’écrit incite à une approche immédiate. Nous pouvons amener le jeune choriste à interroger la manière dont vibre son corps, les nuances qu’il peut lui-même apporter, l’émotion qui en naît, en quoi il se sent concerné par une musique qui n’est pas dans sa culture et dont il est l’acteur principal dans un nouveau contexte.»
Questionner et accompagner les émotions
Dans ce travail d’éducation émotionnelle et artistique, les six émotions primaires – peur, colère, joie, surprise, tristesse et dégoût – offrent des points de repères, mais, relatives aux différents contextes historiques et culturels des répertoires choisis, elles sont sans cesse nuancées et adaptées à un spectre infini que le jeune chanteur apprend à discerner. «Plusieurs personnes, indique Fabien Lerat, peuvent ressentir une même musique d’une manière différente, et le ressenti d’une musique par une seule personne peut aussi varier selon son état ou le moment de son écoute. L’état émotionnel fluctue sans cesse ; le comprendre et l’accepter permet aux choristes d’accéder à un autre niveau d’expression.» Et Luciana Penna de renchérir : «Il est impossible de retrouver la dimension émotionnelle du chant. Dans le chant traditionnel, c’est tout à la fois le respect et la compréhension des codes de la culture d’origine, l’expérience vécue par les choristes aujourd’hui dans le cadre du projet EVE et la recherche de sens qui orientent la réalisation vocale personnelle et collective.»
Dans cette richesse émotionnelle, il est nécessaire de trouver, pour le concert, le juste équilibre, de soigner les transitions d’un chant à l’autre, d’un état émotionnel à l’autre. Car comment créer une dynamique d’ensemble cohérente et respecter les voix et les corps en enchaînant l’extrait ultra tonique de The Game de Meredith Monk (née en 1942) à une création balinaise de 2023 de Made Agus Wardana (né en 1971), le très méditatif arrangement du Caritas abundat in omnia de Hildegard von Bingen (1098-1179) à un medley de spirituals (antérieurs à 1865)? Les transitions, sas énergétiques travaillés autant que les chants, prennent choristes et public par la main et les accompagnent dans leur disponibilité à la musique. «La création lumière, le déplacement sur scène, la conscience du corps ont non seulement un intérêt pédagogique et artistique, indique Fabien Lerat, mais aident aussi à remettre à disposition le corps et l’esprit. Ils sont fondamentaux pour éviter les ruptures ou les pertes de concentration, et font partie du concert.»
Au programme du concert du 29 juin prochain
Le 29 juin, les collégiens inscrits dans le projet EVE, les choristes du CAPE et ceux des trois chœurs associés livreront en concert un programme extrêmement varié en climats émotionnels, témoignage de la richesse de leur travail. Au programme sont inscrits la Fuguegéographique d’Ernst Toch, le chant populaire brésilien Baianá, le chant traditionnel italien Ignoranti, un arrangement du Caritas abundat in omnia de Hildegarde von Bingen par Paul Smith, la création balinaise Liu Pisan de Made Agus Wardana, Panda Chant II extrait de l’opéra post-apocalyptique The Game de Meredith Monk, Music on the Waters de Jonathan Dove, Forêts paisibles extrait de l’opéra Les Indes galantes de Jean-Philippe Rameau et un medley des spirituals afro-américains Swing Low Sweet Chariot et Down by the Riverside.
Le projet EVE est mené par la Cité de la musique - Philharmonie de Paris avec le soutien financier de la Fondation Bettencourt Schueller, mécène fondateur, et mené en partenariat avec l’académie de Créteil, l’académie de Paris et l’académie de Versailles.