Le programme de ce concert restituait des répertoires ouverts travaillés depuis octobre dernier par les jeunes et adultes intégrés au programme EVE. La soirée témoignait en même temps de l’avancée du projet pédagogique innovant conduit autour du chant choral depuis 2018 par la Philharmonie de Paris. Après s’être consacré, lors d’une première phase, aux enfants dans les écoles primaires, EVE (Exister avec la Voix Ensemble) se décline, jusqu’à l’horizon 2024, en direction des adolescents en collège et des adultes.
Si le concert était à la hauteur des attentes de tous, l’équipe du programme EVE mesure son succès au chemin parcouru plus qu’à la performance de cette fin de saison. Lorsqu’il germe en 2018 à la Philharmonie de Paris grâce au soutien de la Fondation Bettencourt Schueller, mécène fondateur et ardent défenseur du chant choral en France, et en partenariat avec l’Éducation nationale, le projet est encore expérimental. Il a pour vocation de favoriser, en milieu scolaire, l’accès au chant choral à celles et ceux qui en sont géographiquement ou socialement éloignés, d’éveiller le bien-être qu’il peut apporter à chacun, d’en capter les bienfaits dans les autres apprentissages. Enseigner le chant, oui, et avec de vraies exigences artistiques, mais en développant une pédagogie de projet plus qu’en imposant des savoirs, avec une attention soutenue portée à la complexité du jeune et de l’enfant, au corps et aux émotions, à la qualité relationnelle et à l’écoute, à l’équilibre individuel et au bien vivre ensemble.
Pionnier et ambitieux, adossé de manière fondamentale à l’interdisciplinarité et à la réflexivité, EVE enjambe alors les schémas, tord les pratiques, bouscule les esprits. Six ans et un premier cycle d’existence plus tard, le programme a convaincu de son efficacité et de sa légitimité. Il est devenu l’un des projets éducatifs forts de la Philharmonie de Paris, témoignant, selon son directeur Olivier Mantei, du « lieu d’ouverture, d’accessibilité et d’ancrage territorial qu’elle rêve d’être depuis sa création ».
Le chant, une manière d’être vivant
Inspiré par le programme instrumental de démocratisation culturelle Démos que l’institution déploie depuis une dizaine d’années sur l’ensemble du territoire et dont certains principes éprouvés sont ici empruntés, le projet EVE entend aller plus loin encore pour infiltrer le monde amateur, par nature multiforme et en marge du système sélectif et professionnalisant qui fait réseau éducatif musical en France. Il s’appuie surtout exclusivement sur le chant choral, à la croisée de la voix, du corps et des émotions.
« Nous sommes convaincus que le chant est une manière d’être vivant, d’exister en plénitude, en engageant tout notre être, notre corps et nos émotions, précise Marie-Hélène Serra, directrice du département Éducation et Ressources de la Philharmonie initiateur du projet. Nous souhaitons que chacun, chaque jeune notamment, puisse faire cette expérience positive du chant. »
Une pédagogie novatrice et transversale
Durant sa première phase (2018-2021), dite expérimentale, EVE s’est invité dans deux écoles primaires de Paris et de La Courneuve (en Réseau d’éducation prioritaire renforcé) pour mettre en œuvre la pédagogie novatrice et transversale qui est désormais sa signature. Y convergent un engagement social fort, un regard créatif et audacieux, une approche psychocorporelle et pluridisciplinaire du chant mêlant intervenants spécialisés – technique Alexander, rythmique Dalcroze, musicothérapeutes, chefs de chœur – et enseignants, une pédagogie collective sans cesse questionnée de l’intérieur, éperonnant les consciences et les connaissances. « Nous savons aujourd’hui que la musique apporte beaucoup, confirme Marie-Hélène Serra. Elle est un soutien au développement global de l’enfant et du jeune, développe la confiance en soi, l’estime de soi, et de nombreuses capacités cognitives, affectives et relationnelles. Favoriser aujourd’hui l’accès au chant peut être une façon de soutenir la jeunesse, d’engager les jeunes dans le monde, de les soutenir dans leur scolarité. »
Six classes, soit cent vingt élèves de CE2, seront ainsi suivies pendant trois ans à raison d’une pratique intensive de chant choral de trois à quatre heures par semaine. Les enfants comme les enseignants, qui ont vu dans le co-enseignement et l’interdisciplinarité non seulement un enrichissement de leur propre pratique mais aussi une cohérence éducative et un partage bienveillant des responsabilités, en sortiront épanouis et fiers, en dépit des interférences de la pandémie de covid-19.
Un outil complémentaire aux apprentissages scolaires
Le dispositif sera également probant sous l’angle scientifique. EVE a d’emblée inscrit cette dimension à sa démarche et s’est livré à un protocole de recherche en neurosciences affectives et sociales du Laboratoire Ethologie Cognition Développement (LECD) Paris-Nanterre. À l’issue de son étude et de son analyse de la première phase d’EVE, ce dernier a pu mesurer très précisément les bénéfices de la pratique du chant choral sur les interactions sociales (coopération, entraide, empathie) et sur les apprentissages scolaires (développement de capacités cognitives pour la lecture ou l’écriture). Les effets du chant sur le fonctionnement cérébral et psychosocial s’avèrent extrêmement encourageants.
Vers de nouveaux publics : les adolescents et les adultes
Ainsi accompagné sur son chemin, EVE se devait d’ouvrir de nouvelles portes. Ce furent celles du collège, via onze établissements des trois académies d’Île-de-France (Paris, Créteil et Versailles), volontaires pour une deuxième phase préfigurée à l’automne 2022 et activée en janvier 2023. Cette nouvelle tranche d’âge permet à EVE, tout en s’appuyant sur ce qui fait sa spécificité et son identité, d’explorer jusqu’en 2024 d’autres pistes de recherche et de travail, concernées cette fois-ci par l’adolescence. Comment le chant choral peut-il permettre de trouver des appuis pour traverser cette période charnière ? Quel rapport le chant entretient-il avec le corps, l’identité et la mue – celle des garçons mais aussi celle des filles, souvent ignorée ? Comment le placement de la voix, l’apprentissage du chant et l’expérience de la scène peuvent-ils enrichir les compétences oratoires ? En bref : trouver sa voix pour s’accepter soi-même, et pouvoir ainsi s’accorder aux autres.
Dans la continuité de la phase initiale, le travail en ateliers hebdomadaires reste totalement intégré au temps scolaire, la collaboration avec les enseignants et les directeurs d’établissements étroite, et l’interdisciplinarité primordiale pour l’équipe pédagogique en interaction permanente avec les professeurs de musique et les pédagogues de la Philharmonie. Cette richesse de regards et d’action a fait ses preuves et alimente la philosophie comme la mise en œuvre du programme, laissant place à l’intuition, à la sensibilité et aux émotions. La totalité des collégiens impliqués dans cette deuxième phase du programme constitue un chœur de trois cents jeunes, amenés à se réunir au cours de plusieurs grands rassemblements annuels.
Parallèlement, appuyé sur la volonté d’essaimage et d’intergénérationalité de la Philharmonie de Paris, EVE s’est doté d’un chœur d’adultes d’une soixantaine de professionnels issus de la France entière, à qui sont proposés depuis octobre 2022 des week-ends en immersion chorale. Chefs de chœur actuels ou futurs, professeurs de musique, étudiants chanteurs et autres bénéficient d’une formation large et solide, englobant de nombreuses disciplines et conduisant à l’autonomie dans la transmission. Certains membres du chœur ont rejoint d’autres formations le 26 juin dernier à la Philharmonie pour participer au concert de clôture du festival d’art choral Chants libres initié par la Fondation Bettencourt Schueller. Trois chœurs de jeunes associés, fondés à Strasbourg, à Rouen et à Lyon, bénéficient déjà du transfert d’expérience et de compétences de ces passeurs nourris de l’intérieur.
Un répertoire et une équipe élargis
EVE met également à profit cette nouvelle étape pour approfondir le répertoire, qui ne se veut limité ni aux œuvres spécifiques aux voix d’enfants ni au répertoire savant. Il entend balayer toute l’histoire de la musique européenne, du Moyen Âge jusqu’à l’époque contemporaine, et s’ouvrir aux traditions musicales extra-européennes qui lui semblent pouvoir servir sa pédagogie et littéralement s’incarner dans une interprétation par une contextualisation corporelle et émotionnelle. C’est ainsi que le concert du 22 juin dernier restituait dans toute leur vivacité rythmique et percussive un kècak de Bali et deux chants de travail afro-américains, aux côtés d’un choral de Praetorius et de chœurs d’opéra de Verdi et de Jonathan Dove.
Compte tenu des collaborations développées pour cette deuxième phase et du travail d’envergure mené sur les répertoires, EVE a augmenté son équipe pédagogique d’origine. Elle rassemble aujourd’hui chefs de chœur, spécialistes de musiques de tradition orale, musicothérapeutes, intervenants en rythmique Dalcroze et en technique Alexander et pianiste, auxquels s’ajoutent l’équipe EVE de la Philharmonie de Paris, les professeurs de musique de l’Éducation nationale et trois chefs de chœur en région.
À l’aube de cette nouvelle rentrée scolaire, EVE regagne les bancs du collège avec un nouveau défi : celui de rassembler sur la scène de la Philharmonie de Paris ses trois entités chantantes – le chœur de jeunes, le chœur d’adultes et les trois chœurs associés en région – en juin 2024 pour un grand concert labellisé « Olympiade culturelle » dans le cadre des Jeux olympiques à Paris.
Le projet EVE est mené par la Cité de la musique - Philharmonie de Paris avec le soutien financier de la Fondation Bettencourt Schueller, mécène fondateur, et mené en partenariat avec l’académie de Créteil, l’académie de Paris et l’académie de Versailles.