Philharmonie de Paris - Page d'accueil

Eric Bibb - Du Mali au Mississippi

Publié le 29 mars 2023 — par Bruno Pfeiffer

— Eric Bibb - © DR

En compagnie du musicien malien Habib Koité, le chanteur et guitariste américain nous invite à parcourir le champ des influences musicales de Jean-Michel Basquiat, entre griots d’Afrique de l’Ouest, zydeco cajun et blues du delta.
— Eric Bibb & Habib Koité - Brothers In Bamako

On trouverait difficilement meilleur choix que le guitariste et chanteur de blues Eric Bibb pour évoquer les influences musicales que puise Jean-Michel Basquiat, à la fois au cœur de la musique des griots d’Afrique de l’Ouest et au sein du blues, la musique du diable, dont le peintre imprègne massivement son œuvre. Pour Basquiat comme pour Bibb, l’Afrique représente une matrice. Le blues en est l’étoile polaire. Leur goût pour une musique à hauteur d’homme trouve sa source dans un besoin d’humanité, de rencontres, de voyages, de vécu. 

En 2012, quand le bluesman américain sort l’album Brothers in Bamako (Dixiefrog/Harmonia Mundi), il sollicite le musicien malien Habib Koité. Onze ans plus tard, Bibb invite le guitariste, chanteur et compositeur africain à chanter à ses côtés à la Philharmonie de Paris. C’est d’ailleurs en Europe, surtout en France, que ces deux artistes ont trouvé leur public. Ils se connaissent depuis plusieurs tournées. Ils ont écouté les artistes engagés, se battent pour les droits civiques, s’inspirent des luttes passées et à venir, et tressent un lien avec une longue tradition de musiciens qui associent l’art et le souci de justice. Tous deux sont connectés à la musique de Louisiane, la musique créole, que vénérait Jean-Michel Basquiat, et au zydecoMusique populaire interprétée par les Noirs et les créoles de Louisiane, née de la fusion du blues, du rythm and blues et du folklore cajun d’origine française..

La musique d’Eric Bibb observe le monde, s’inspire des événements, délivre un point de vue. À son sens, les musiques voyagent, échangent, s’influencent mutuellement. Dans l’album Migration Blues (Dixiefrog/Harmonia Mundi, 2017), le guitariste ravive un thème de prédilection de la musique afro-américaine, celui des migrants. Le troubadour à la voix douce se considère comme un citoyen du monde. Quand il entend parler des réfugiés, quand il en croise, qu’il les écoute, Bibb constate que le destin d’un Kurde en fuite n’est pas éloigné de «celui d’un cueilleur de coton du Mississippi prenant le large vers Chicago en 1923. Les deux fuient la guerre ou les difficultés économiques». Émigrer et jouer le blues convergent vers un accomplissement identique: transcender le fatalisme, soit rendre le pessimisme positif. Tout cela dans une finalité espérée: le maximum de liberté. À l’image de Jean-Michel Basquiat.

— Eric Bibb - © Patricia de Gorostarzu

Dans une interview qu’il nous avait récemment accordée, Eric Bibb lançait ce cri: «Le monde saute de drame en drame. On ressent tous le besoin de se comprendre. Quel autre choix avons-nous que de nous mettre en mouvement, de nous adapter tout en restant de grandes âmes? À plus de soixante-dix ans, je me targue de frétiller comme un adolescent. D’avoir opté pour l’exil très tôt dans l’existence me rassure, me donne les moyens de grandir. Je vis à Stockholm. À ceux que leur patrie déçoit, qui ont besoin d’un nid ailleurs, je livre le conseil suivant: voyagez!... Vous n’appartenez pas à votre patrie d’origine! Je me sens proche d’un Vénézuélien, d’un Arménien ou d’un Serbe. Des nourritures appréciables nous attendent à destination. C’est ainsi qu’à Paris, j’en ai appris mille fois plus sur les racines de la musique afro-américaine que si j’étais resté planté à New York! Une autre illustration: plusieurs bluesmen de renom comme J.B. Lenoir, Big Joe Williams, Robert Pete Johnson, ont émigré en Suède. Ils y ont laissé un héritage considérable. J’y ai retrouvé mes racines.»

Bibb a-t-il un équivalent dans l’histoire du folk-blues? Les analystes le comparent à Reverend Gary Davis, un virtuose très populaire dans les années cinquante, certes davantage preacher que bluesman. Ce dernier était un as du fingerpicking bluesTechniques de jeu utilisées à la guitare et très répandues dans le blues et la musique country. Elles permettent de jouer des morceaux en utilisant ses doigts indépendamment les uns des autres et consistent à faire vibrer les cordes avec le pouce et les autres doigts pour collecter des notes. à la guitare et Eric Bibb possède la même versatilité instrumentale. Tous deux s’inspirent du ragtime, du gospel, du blues classique et du folk. Cependant, nous ne sommes plus depuis longtemps dans l’isolement culturel qui a produit la spécificité de la plupart des grands noms du blues. Selon le jargon actuel, les artistes du blues se déclarent pour la plupart «cross-over», ils embrassent plusieurs styles. L’évolution n’a pas de quoi surprendre. En effet, beaucoup de bluesmen s’adaptaient déjà, à l’origine, lorsqu’ils jouaient devant un public varié– dans la rue par exemple. Leadbelly, star du folk et du blues, était ainsi un bluesman «cross-over». Ce sont les producteurs de leurs enregistrements qui, à l’époque, les ont confinés au blues stricto sensu pour des raisons commerciales. La discrimination des «race records» (pour publics ciblés), renvoyait le musicien à sa communauté: le blues pour les Noirs et la musique country pour les Blancs. Parmi les influences de Bibb, citons en premier son père Leon Bibb (folk), Jimmie Rodgers et Hank Williams (country), Odetta et Leadbelly (folk-blues engagé), Richie Havens (folk-rock), Mississippi John Hurt, Jesse Fuller, Snooks Eaglin (blues).

— Eric Bibb - Whole World's Got the Blues

Avec Habib Koité, Eric Bibb dirige pour ce concert un groupe aux origines diversifiées. Ainsi, l’immense Dirk Powell (banjo, accordéon, violon) les accompagne. Lauréat de quatre Grammys, l’Américain est une célébrité de la country. Il sera épaulé par le banjoïste (et violoniste) de musique créole Cedric Watson. Autre maître présent à la Philharmonie de Paris, le Sénégalais Lamine Cissokho, considéré comme l’un des plus grands joueurs de kora d’Afrique de l’Ouest. Mama Koné, qui apparaissait sur l’album Brothers in Bamako, assurera les parties de percussions et de calebasse. Glen Scott, arrangeur anglais né de parents jamaïcains, tiendra la basse. La chanteuse Shaneeka Simon, l’une des vedettes des chœurs britanniques de gospel St Martin-in-the-Fields, se joindra à eux.