En mars 2020, Leyla McCalla présentait dans le cadre d’un atelier théâtre de l’université Duke en Caroline du Nord un répertoire inédit intitulé Breaking the Thermometer to Hide the Fever. Ce «Casser le thermomètre pour mieux cacher la fièvre», fruit de ses recherches sur Haïti, île natale de ses parents, reposait en partie sur les archives de Radio Haïti. Première fréquence à émettre sur l’île en langue créole, sa liberté de ton avait conduit à la persécution, à l’exécution ou, dans le meilleur des cas, à l’exil de certains de ses journalistes trop zélés à dénoncer la corruption et les exactions du régime dictatorial des Duvalier. En 2022, la chanteuse enregistrait l’album Breaking the Thermometer dans lequel, outre des chansons en lien avec ce pan oublié de l’histoire, ou inspirées par ses souvenirs personnels, elle utilisait des extraits d’une interview réalisée avec Michèle Montas, veuve de l’ancien directeur de la radio, Jean Dominique, assassiné en avril 2000. C’est ce même répertoire qu’elle propose aujourd’hui, pour la première fois à la Philharmonie de Paris, dans le cadre d’un cycle consacré à Jean-Michel Basquiat, autre représentant d’une culture haïtienne qui s’est réinventée dans l’exil.
Voilà plus d’une décennie que Leyla McCalla creuse le sillon de la mémoire et de la survivance. Son premier album, Vari-Colored Songs (2014), rendait hommage à l’écrivain Langston Hughes, éminente figure de la Harlem Renaissance, protagoniste majeur du mouvement pour les droits civiques, dont les écrits jouèrent un rôle déterminant dans sa maturation artistique. Dans les années 30, Hughes avait fait un voyage en Haïti avec pour guide le romancier Jacques Roumain. Exposé pour la première fois de sa vie à cette autre version de l’«Atlantique Noir» –ce vaste processus culturel rhizomique amorcé avec les premiers contingents d’esclaves africains débarqués aux Amériques–, il en était revenu transformé. C’est par son truchement que Leyla McCalla, née à New York en 1985, élevée dans une banlieue du New Jersey, fille de deux activistes ayant fui la terreur duvaliériste, commença la quête de ses racines haïtiennes. «J’avais été exposée toute ma vie à la culture haïtienne, mais je ne m’étais jamais plongée dedans avant de rencontrer l’œuvre de Hughes. Ça m’a donné un nouvel équilibre.»
Son parcours semble suivre idéalement les méandres de cette quête intérieure. Inscrite au conservatoire à New York où elle étudie le violoncelle et la musique de chambre, elle passe deux années de son adolescence à Accra au Ghana ce qui, dit-elle, l’oblige «à sortir d’un système qui aurait fini par me piéger». Son chemin de la musique savante à la musique populaire passe par les groupes Carolina Chocolate Drops et Our Native Daughters, formations œuvrant à la restauration d’un patrimoine musical cimenté par l’expérience afro-américaine et le combat féministe. Leyla McCalla y chante, compose, joue du violoncelle, mais aussi du banjo, instrument fondateur dont l’origine se situe en Haïti. Quand en 1840 l’écrivain et journaliste abolitionniste Victor Schoelcher ramène de son premier voyage sur l’île un luth à quatre cordes, doté d’une caisse de résonance en forme de gourde, il ignore qu’il détient une clé essentielle de la réinvention spirituelle du monde africain en Amérique. Il porte à l’instrument (possiblement inspiré du n’goni mandingue) l’inscription mnémotechnique «banza imitation d’un instrument africain d’usage parmi les Noirs d’Haïti». Ce luth, aujourd’hui exposé au Musée de la musique, reste sans doute le lien le plus ancien entre les continents africain et américain. Ayant donné naissance au banjo, roi des instruments dans les plantations et symbole d’une «americana» à vocation universelle, il constitue selon l’historienne Cécile Fromont «un espace de corrélation».
C’est dans cet espace qu’évolue Leyla McCalla, dont le prénom est arabisant et le nom écossais (via un grand-père jamaïcain). Surtout depuis qu’elle s’est installée à La Nouvelle-Orléans, ville marmite, la plus haïtienne des États-Unis par la cuisine, la musique et la religion vaudou. C’est dans cette cohérence que s’inscrit Breaking The Thermometer où elle reconfigure une séquence révélatrice de l’histoire récente de l’île en y injectant des souvenirs personnels qu’elle fait remonter de ses séjours passés chez sa grand-mère à La Plaine dans une quête quasi proustienne d’odeurs, de couleurs, de chants du coq. Ainsi cohabitent une reprise du «Pouki» de Manno Charlemagne, protest-singer tant célébré par Dany Laferrière («un calme étrange au cœur de l’enfer»), le «You Don’t Know Me» de Caetano Veloso, que lui fit découvrir son père à l’adolescence, et des compositions originales à la créolité envoûtante comme «Ekzile» ou «Fort Dimanche», évocation de cette prison où plusieurs milliers d’opposants au régime Duvalier furent torturés et assassinés. Dans le vaudou, un homme assassiné continue de crier vengeance et son esprit de hanter la communauté. C’est cette soif inextinguible de vengeance que Leyla McCalla tente d’apaiser dans ce concert.