Les fameuses « natty dreadlocks » de Bob Marley ont joué un rôle clé dans son succès. Quintessence de la négritude, cauchemar de l’establishment, les locks sont au cœur de la lutte rasta. Et l’objet de dizaines de morceaux reggae.
Les locks naissent dans le campement séparatiste du premier Rasta, Leonard P. Howell, dans les années 30. Inspirées de photographies de tribus d’Afrique de l’Est, du vœu biblique de naziréat (d’après lequel un croyant ne doit se raser ni se couper les cheveux), et peut-être des sadhus indiens, elles font leur apparition à Kingston à la fin des années 40. Certains Rastas restent baldheads, sans locks, à l’image du chanteur Leonard Dillon : « Rasta, ça ne se passe pas sur la tête, disait-il, mais dans le cœur. » De fait, dès 1960, le célèbre rapport universitaire(1) publié en 1960 par la University of the West Indies—et qui demeure à ce jour le texte de référence pour quiconque s’intéresse au mouvement rasta—, constate : « Parmi les frères, la coiffure reste une pomme de discorde. » Il distingue dès lors trois catégories de « frères » : les Barbus qui portent la coupe afro ; les Visages-propres, sans barbe ni locks ; et les Locksmen, stigmatisés par la bourgeoisie. Mais avec l’arrivée au pouvoir des socialistes (1972) et le tube « Natty Dread » de Bob Marley (1974), une partie de la jeunesse adopte cette coiffure identitaire. « Si tu n’as pas de longues dreadlocks, je suis triste pour toi ! », chante alors Linval Thompson. Mais porter des locks s’avère difficile. « Je n’en portais pas moi-même, confie le chanteur. Sinon, mon père m’aurait jeté dehors. » La plupart des jeunes convertis perdent aussi leur emploi, et tout espoir d’en retrouver un.
Dans les années 70, les locks deviennent à la mode ; certains n’en portent que pour se donner un genre, ou pour couvrir leurs activités criminelles. Ces « hypocrites » sont fustigés dans des titres comme « Too Much Commercialization of Rastafari » de Jacob Miller ou « Natty Dread Band Wagon » d’Al Campbell. En parallèle, prérogative de l’Homme noir fort et triomphant, les locks exercent un attrait irrésistible sur les jeunes filles de bonne famille. Ce qui irrite leur père, le fameux « Mr. Brown » (archétype du bourgeois de la middle-class). « Ton père est un baldhead, je suis un natty dread, quel sera ton choix ? », provoque Junior Byles (« Curly Locks »). Quant au malicieux Gregory Isaacs, il sonne un beau matin chez Mr. Brown : « J’étais dans le coin et comme votre fille m’a dit de passer quand je voulais... / On est un peu de la même famille, désormais. »
À la mort du dieu noir, Hailé Sélassié, en 1975, beaucoup « se rasent la tête », comme le souligne Cornell Campbell dans «Two-Face Rasta » . Mais Rasta surmonte cette crise théologique et l’on croise bientôt des médecins et même des politiciens avec des locks, signe de leur acceptation sociale grandissante. En Jamaïque, les locks ne font toujours pas l’unanimité et engendrent encore leur lot de discriminations. Dans le reste du monde, elles ont été récupérées, parfois à de simples fins esthétiques. Mais au-delà des effets de mode, elles demeurent le symbole non dévoyé de la « négritude » jamaïcaine.
* Le Mouvement Ras Tafari, par MG Smith, Roy Augier et Rex Nettleford (DREAD Editions).