Le reggae n’est pas une simple musique mais le fer de lance d’une ferveur noire et toute religieuse. Rasta est l’âme du reggae.
« Ras Tafari » est le nom que portait le négus éthiopien avant de devenir empereur, en 1930, et d’adopter celui d’Hailé Sélassié Ier. L’origine du « Jah » demeure obscure ; peut-être un emprunt à la liturgie hindoue ? Le culte naît à Kingston, dans les années 30. Reliant le couronnement de Sélassié à une « prophétie » de Marcus Garvey, les observateurs identifient le négus comme le messie biblique réincarné. Dieu est donc bien vivant, et noir ; sa venue sonne la ruine imminente de Babylone et l’avènement du véritable peuple élu, le peuple noir. L’Apocalypse, ni plus ni moins.
Au début du siècle dernier, le prédicateur Leonard P. Howell fonde une communauté séparatiste où il prêche, le premier, la divinité de Sélassié. Mais ce rassemblement inquiète les autorités qui finissent par le disperser. Les « premiers rastas » se répandent alors dans l'île, notamment dans les bidonvilles de Kingston-Ouest, où leur rhétorique apocalyptique et leur soif de rapatriement entrent en résonance avec les aspirations d’une jeunesse désœuvrée, celle des « rudies » (délinquants). Mais Rasta, culte sans dogme ni église, n’a pas vraiment de foyer originel unique ; il se développe de manière concomitante au sein de petits groupes éparpillés. En 1959, à l’initiative du producteur Prince Buster, Count Ossie et ses percussionnistes rastas descendent de leur colline de Wareika, à l’est de Kingston, le temps d’enregistrer un titre avec les Folks Brothers, Oh Carolina. « Cette chanson offrait pour la première fois une respectabilité au mouvement rasta », explique l’un des chanteurs. Pendant jamaïcain du « black power », objet d’un rapport universitaire empathique, Rasta devient l’ingrédient indispensable du nouveau genre musical apparu en 1968, le reggae ; surtout après la visite officielle du négus, en 1966. Mais l’establishment continue de combattre ces apôtres de la « négritude » et du retour en Afrique (alimenté par les terres éthiopiennes cédées par le négus à la diaspora africaine, Shashamane).
En 1972, les socialistes se hissent au pouvoir au rythme du reggae. C’est le triomphe de Rasta. Les artistes y ajoutent, au gré de leurs paroles, une pointe de malice et d’esbroufe. Les « locks » et la « ganja » se font clichés, voire arguments marketing sur les pochettes de disques. Cependant, Rasta demeure un culte millénariste qui prêche l’imminence de l’Apocalypse. Or, en ces temps troubles où les partisans des deux partis politiques s'affrontent sur fond de guerre froide, la Jamaïque ressemble en effet à une vallée de Josaphat. La prophétie semble bien sur le point de se réaliser.
En 1975, Hailé Sélassié meurt. Il faut un titre exceptionnel de Bob Marley (Jah Live / Jah est vivant) pour surmonter cette impasse théologique et projeter Rasta dans une optique d’éternité. Le mouvement y perd néanmoins sa dimension d’urgence. D'ailleurs, en 1980, la droite repasse au pouvoir ; on aura attendu l’Apocalypse en vain. Épuisé par huit ans de guerre civile, le public se tourne vers des préoccupations plus prosaïques : les soirées, le ghetto et le sexe. Comme un symbole, Bob Marley meurt peu après (1981), entraînant le « rasta reggae » dans la tombe. Mais s'il entre en sommeil, Rasta ne disparaît pas. Aujourd’hui, adopté par de nombreux adeptes à travers le monde malgré sa spécificité noire originelle, il inspire une nouvelle génération d’artistes jamaïcains qui se réclament de ses préceptes originels ; preuve qu’au-delà des modes et des tribulations, Jah est vivant.