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Pionniers Américains #3 - Three Places in New England, une rêverie musicale de Charles Ives

Publié le 21 octobre 2021 — par Max Noubel

— Charles Ives (1874-1954) - © Lebrecht Music Arts / Bridgeman Images

Triptyque orchestral rassemblant des compositions ou des matériaux anciens, le chef-d’œuvre de Charles Ives souligne son intérêt pour tout ce qui a trait à la mémoire.

— Charles Ives : Three Places in New England – Ensemble intercontemporain, dir. Matthias Pintscher

Charles Ives (1874-1954) fut sans aucun doute le compositeur le plus atypique de son époque. Enfant prodige, il grandit dans la petite ville de Danbury, Connecticut, au sein d’une famille pratiquant la musique au quotidien sous l’autorité bienveillante du père, George Ives. Ce dernier avait été chef de la musique dans l’Union Army pendant la guerre de Sécession et joua un rôle essentiel dans l’éducation musicale de son fils. Il lui apprit les bases de la tradition savante européenne tout en développant son goût pour les expérimentations musicales les plus audacieuses et en lui transmettant son esprit anticonformiste. Plutôt que de devoir renoncer à sa liberté créatrice pour devenir un compositeur « respectable », Charles préféra se lancer dans les affaires en créant à New York une compagnie d’assurance qui prospéra rapidement. La composition devint alors une activité de loisir qu’il pratiqua sans relâche pendant les week-ends et la nuit, dans un quasi-anonymat, à l’écart de la vie musicale new-yorkaise.

Au cours des deux premières décennies du XXe siècle, c’est dans ce contexte très singulier que Charles Ives développa un langage musical qui rivalisait avec ce qui se faisait alors de plus novateur en Europe. Ainsi, il fut l’un des tout premiers compositeurs à se libérer complètement des règles de l’harmonie tonale, à créer des polyrythmes complexes, à expérimenter avec les timbres, les textures orchestrales, la spécialisation du son ou encore avec les effets du hasard. Sous l’influence de son père, Ives fit aussi tomber les hiérarchies musicales en mettant sur un pied d’égalité un hymne religieux, une marche militaire, un air de ragtime ou une symphonie.

Cette géniale ouverture d’esprit donna lieu à quelques-uns des grands chefs-d’œuvre de la musique américaine, dont les célèbres Three Places in New England (Trois lieux de la Nouvelle-Angleterre, 1911-1914). Il s’agit du premier Orchestral Set, c’est-à-dire du premier triptyque orchestral, composé par Ives en rassemblant des compositions ou des matériaux musicaux anciens. Chaque mouvement répond à un programme sous-jacent illustré par des citations de musiques militaires. Le premier mouvement prend l’aspect d’une marche pesante. Il fut inspiré par la contemplation d’un bas-relief de bronze placé dans un jardin public de Boston représentant le destin héroïque du colonel Shaw. Pendant la guerre de Sécession, cet officier de l'Union conduisit un régiment de soldats noirs à l’assaut de la forteresse confédérée de Fort Wagner. Pour évoquer les échos de la guerre civile américaine, Ives utilise, entre autres, deux chansons de l’époque « Battle Cry of Freedom » et « Marching Through Georgia ».

— « Battle Cry of Freedom » (Chant de la guerre civile américaine)
— « Marching Through Georgia » (Chant de la guerre civile américaine)


Le second mouvement (Allegro), qui regorge de citations musicales hétérogènes, évoque le campement du général Putnam, à Redding, dans le Connecticut, pendant la guerre d’indépendance. Se souvenant des expériences de son père, Charles Ives réalisa la collusion musicale de deux fanfares vue à travers les yeux d’un enfant lors de la fête nationale. Pour rendre cette impression de joyeuse cacophonie, le compositeur fusionna deux de ses œuvres antérieures, Country Band March (1903) et Overture and March "1776" (1903-1910).

— Charles Ives : Country Band March (1903) – UMich Symphony
— Charles Ives: Overture and March "1776" (1903-1910)

Le dernier mouvement évoque, dans une atmosphère impressionniste, une promenade au bord de la rivière, à Stockbridge, en compagnie de l’épouse du compositeur. Il déploie une mélodie très ample qui se superpose à une polyphonie chromatique complexe. Les Three Places in New England furent créées à New York le 16 février 1930, sous la direction de Nicolas Slonimsky.

Max Noubel

Max Noubel est maître de conférences en musicologie à l’Université Bourgogne Franche-Comté et chercheur au Centre de Recherches sur les Arts et le Langage (CRAL). Ses travaux portent sur les musiques des XXe et XXIe siècles et, plus particulièrement, sur celles des États-Unis.