La musicienne danoise présente les chansons de Myopia, son quatrième album paru en 2020, quelques jours avant le confinement. Une pop délicate et sophistiquée, comme en retrait du monde, où flotte un parfum d’étrangeté romantique.
En 2012, le concert d’Agnes Obel en tête d’affiche du festival Days Off saluait l’ascension fulgurante d’une artiste hors norme, dix-huit mois seulement après la sortie de son premier album, Philharmonics. Accueilli à bras ouverts par la critique et le public, le disque dévoilait un style très singulier, où voix feutrée, piano rêveur, harmonies vocales et pizzicatos de violoncelle soufflaient le chaud et le froid, au fil de comptines où affleuraient l’influence de Satie ou des minimalistes américains. Une révélation, confirmée lors d’une décennie que la Danoise survola sereinement, avec deux autres disques et des concerts à couper le souffle.
Avec son quatrième album, Myopia, Agnes Obel pousse loin son goût pour les arrangements sophistiqués et ses expériences sur le son, qui travaillent en profondeur des mélodies sublimes. Comme à son habitude, la pianiste a composé, arrangé et produit seule ces nouvelles chansons, dans la solitude nocturne de son home studio berlinois. Les mélodies de la Danoise naissent ici, dans cet espace flottant entre éveil et sommeil, à la faveur des insomnies dont elle est coutumière et au rythme de l’inspiration que fait naître cet isolement volontaire. Une musique de confinement, en somme. Et la sortie de Myopia en février 2020, à la veille du vaste mouvement de repli sur soi auquel a conduit la pandémie, lui donne une acuité particulièrement saisissante. La myopie du titre, c’est à la fois la difficulté à cerner ses propres émotions, ses jugements, et ce flou dans lequel est relégué le monde extérieur quand on s’en trouve éloigné, par choix ou par contrainte.
Pour Agnes Obel, le monde extérieur, dans son acception la plus quotidienne, c’est Berlin, où elle vit depuis 2006. Le bouillonnement créatif, les mélanges de populations, la possibilité matérielle d’une vie vouée à la création, autant d’éléments qui ont aimanté la jeune femme vers la capitale allemande. Elle est née et a grandi à Gentofte, un peu au nord de Copenhague, dans une maison où la musique était très présente: elle apprend le piano dès sa plus tendre enfance, fréquente assidument Bartók, Chopin et Satie, mais est également initiée aux arrondis du jazz par son père et aux angles cassants de la pop américaine des Talking Heads par sa mère. Difficile de ne pas voir dans ces références un creuset où Agnes Obel a puisé son inspiration, mais difficile également d’en identifier précisément les traces dans cette musique si personnelle et élégiaque. Avec Citizen of Glass, son troisième album paru en 2016, la musicienne jouait sur un terrain essentiellement acoustique, marqué par d’ambitieux arrangements de cordes, où s’invitait le trautonium, instrument électronique créé en 1929, qui reprend la technique des instruments à cordes. Si Myopia redonne toute sa place au piano, au violon et au violoncelle, et est paru sous la prestigieuse étiquette Deutsche Grammophon, il se tient pourtant à bonne distance de l’exercice néoclassique: le traitement de la voix et des arrangements ou la structure même des morceaux renvoient à une modernité pop telle qu’ont pu l’incarner les Cocteau Twins ou Scott Walker. Une sorte de radicalité accessible, à la fois étrange et aimable.
Cette modernité est frappante sur scène et particulièrement sur cette tournée qui aurait dû se dérouler en 2020 et sillonne enfin l’Europe cet automne. Pour l’occasion, Agnes Obel a invité un vieux complice à assurer ses premières parties: Timber Timbre. Sous cet alias, le ténébreux auteur-compositeur canadien Taylor Kirk a publié six albums depuis 2006, dans un registre qui a évolué au fil des collaborations, entre folk, blues crépusculaire et rock langoureux aux résonances synthétiques. Paru au printemps 2017, le sixième album de Timber Timbre, Sincerely, Future Pollution, marquait l’acmé de recherches sonores collectives appliquées à une écriture très mélodieuse et des paroles sombres. Après cinq ans de silence, Taylor Kirk revient en solo et c’est, aussi, un petit évènement. À (re)découvrir en première partie du concert d’Agnes Obel, voire à ses côtés puisque les deux artistes interprètent parfois en duo le titre «It’s Happening Again».