Antonio Sánchez n’apparaît à aucun moment de Birdman. Pourtant, le film d’Alejandro González Iñárritu n’aurait sans doute pas eu la même saveur sans sa partition conçue par le grand batteur de jazz mexicain. Partition en forme d’exploit comme l’est ici le parti pris formel, radical, du cinéaste d’Amours chiennes, 21 Grammes, Babel, Biutiful et The Revenant pour ce fascinant ovni de cinéma : un film en un plan-séquence unique pour une bande originale en un solo de batterie unique ! Le ciné-concert Birdman proposé par la Philharmonie de Paris est la possibilité de vivre l’expérience en live : regarder le film d’Alejandro Iñárritu dans son intégralité en écoutant Antonio Sánchez dérouler ses folles improvisations fleuves, seul derrières ses fûts.
Si le cinéma a découvert Antonio Sánchez en 2014 avec Birdman, les fans de jazz connaissent bien le batteur depuis déjà plus d’une décennie. La bande originale de Birdman lui a valu son cinquième Grammy Award, de même que des nominations aux Golden Globes et aux Bafta Awards. Antonio Sánchez est un musicien au parcours solide, qui coupla très tôt son apprentissage de la batterie avec celui du piano classique. Un instrument pour lequel il sortira diplômé du conservatoire de sa ville natale de Mexico. Après l’inévitable case virtuose du Berklee College of Music de Boston, Antonio Sánchez sera adoubé par son professeur, le pianiste panaméen Danilo Pérez, qui l’intègre dans son trio, l’embarque en tournée mondiale et le fait participer à l’enregistrement de son album Motherland en 2000. D’autres tombent eux aussi sous le charme du jeu souple et virtuose du percussionniste mexicain. Pat Metheny le premier. Le guitariste du Missouri en fait le batteur de toutes ses formations : quartet, trio, Group et Unity Band, Antonio Sánchez se retrouvera sur huit albums de Metheny entre 2002 et 2016 ! Comme sideman pour des pointures nommées Charlie Haden, Gary Burton, Toots Thielemans, Avishai Cohen, Michael Brecker, Chick Corea ou Enrico Pieranunzi mais aussi comme leader (depuis 2007, il a publié cinq albums solo sur lesquels il a convié notamment Pat Metheny, Chick Corea, Chris Potter, Joe Lovano, Christian McBride, Brad Mehldau, John Patitucci, John Scofield et bien d’autres), Antonio Sánchez échange avec les plus grands jazzmen de son temps. Son travail sur Birdman n’est finalement qu’une nouvelle étape, osée et exigeante, pour remettre une fois encore en question sa propre musique.
Pour Alejandro González Iñárritu, cette musique de Birdman fut aussi une première. « La batterie m’a véritablement aidé à trouver le rythme du film, avouera le cinéaste. En comédie, le rythme est roi. Et n’ayant pas d’outils pour déterminer le temps et l’espace, je savais qu’il me fallait ici quelque chose pour que je trouve le rythme intérieur de mon film. » Les deux compatriotes ont mis un certain temps à s’entendre. Sánchez, qui n’avait jusqu’ici jamais œuvré pour le septième art et qui n’avait pas non plus de référence de bande originale d’un film constitué d’un seul et unique plan-séquence, opta d’abord pour l’écriture d’une trame rythmique différente pour chacun des personnages du film. Un choix rejeté par Iñárritu, qui le poussera dans la direction opposée de la spontanéité et lui demandera d’improviser sur des bouts de scènes qu’il lui décrira personnellement avec précision, ponctuant par des mouvements de bras indicatifs l’entrée d’un personnage dans une pièce ou un claquement de porte. Plusieurs dizaines de démos sortiront de leurs nombreuses séances de travail à deux. Des démos utilisées par la suite par les comédiens eux-mêmes pour calquer rythmiquement certains de leurs déplacements. Pour les versions finales, Antonio Sánchez rejouera à nouveau toutes ses improvisations. Constituant le casting cinq étoiles de Birdman, Michael Keaton, Edward Norton, Naomi Watts, Zach Galifianakis et Emma Stone suivent donc eux aussi à la baguette la narration pensée et conçue par Antonio Sánchez. Birdman est un tel kaléidoscope de sentiments, de sensations, un tel patchwork plastique et esthétique, que ses improvisations rythmiques deviennent le principal liant, vital et nécessaire, de ce torrent artistique.
Dans les séquences rythmiquement folles comme dans les instants plus épurés, le batteur mexicain conserve la justesse en ligne de mire. Il ne grossit jamais le trait. Ne surligne jamais ce qu’Iñárritu montre à l’écran. Sa batterie accompagne. Épaule. Oriente. Ou tout simplement colorie l’espace. Et l’on ne sait jamais si ces rythmes résonnent dans la tête du personnage interprété par Michael Keaton ou s’ils viennent d’un simple batteur de rue. Seul un grand musicien comme Antonio Sánchez pouvait semer ainsi le doute en s’immisçant dans ce projet fou.