Fondé en 2015 par la contrebassiste Chi-Chi Nwanoku – soliste durant trente ans de l’Orchestra of the Age of Enlightenment –, l’Orchestre Chineke! représente bien plus qu’une formation symphonique. C’est un véritable manifeste pour la diversité dans le monde de la musique classique. Né du constat d’une sous-représentation persistante des musiciens noirs et issus de minorités ethniques sur les scènes européennes, ce projet audacieux s’est rapidement imposé comme une force de transformation du paysage musical. Sir Simon Rattle en résume l’essence : « Chineke! est non seulement une idée passionnante, mais aussi une idée profondément nécessaire. » La philosophie de l’ensemble repose sur un modèle unique alliant excellence artistique et mission sociale, avec un orchestre senior de professionnels confirmés et un orchestre junior destiné aux jeunes talents de 11 à 22 ans. Ce dispositif complet intègre un système de mentorat où les musiciens expérimentés guident les plus jeunes, créant ainsi une continuité précieuse entre la formation initiale et la vie professionnelle.
Ambassadeurs d’excellence
Le concert qui réunit à la Philharmonie de Paris Sheku et Isata Kanneh-Mason en solistes illustre parfaitement cette ambition. Révélé au grand public par son prestigieux BBC Young Musician en 2016 et son passage au mariage royal de Meghan et Harry, Sheku incarne cette nouvelle génération de musiciens qui bouscule les codes traditionnels. Son charisme sur scène, sa maîtrise instrumentale et son engagement expressif en font l’un des violoncellistes majeurs de son temps. Sa sœur Isata, pianiste au répertoire aventureux, complète ce duo fraternel à l’évidente complicité artistique. Leur parcours symbolise les possibilités offertes par des structures comme Chineke!, où le talent peut s’épanouir sans entraves. Leur présence sur scène avec l’orchestre dépasse le cadre d’une simple collaboration : elle représente une affirmation forte de la légitimité des artistes noirs dans le répertoire classique.
Programme éclectique et symbolique
Outre le Triple Concerto de Beethoven, le programme dirigé par Roderick Cox témoigne d’une autre dimension essentielle de la mission de Chineke! : la réhabilitation des compositeurs historiquement marginalisés. Samuel Coleridge-Taylor (1875-1912), métis anglo-sierra-léonais dont la Ballade en la mineur ouvrira le concert, fut en son temps une figure musicale importante, admirée d’Elgar (« Il est de loin le plus intelligent que l’on puisse trouver parmi les jeunes gens ») et d’Arthur Sullivan, qui ne tarissait pas d’éloges à l’égard de la Ballade : « La musique est pleine de fraîcheur et d’originalité – il a des mélodies et des harmonies à revendre, et son orchestration est brillante et riche en couleurs… » Errollyn Wallen (née en 1958), compositrice contemporaine britannique, apporte quant à elle une voix résolument éclectique, mêlant les influences jazz, folk et classiques. Enfin, William Levi Dawson (1899-1990) puise dans la riche tradition des spirituals afro-américains : le public réserva une standing ovation à sa Negro Folk Symphony, lors de sa création en novembre 1934 par le Philadelphia Orchestra, sous la baguette de Leopold Stokowski. Ce qui unit ces trois compositeurs, au-delà de leur héritage culturel partagé, est leur capacité à enrichir le langage musical occidental par l’intégration d’éléments traditionnels souvent ignorés par les canons établis.
Un impact au-delà de la scène
L’impact de Chineke! dépasse largement le cadre des salles de concert. Avec une quarantaine de représentations annuelles au Royaume-Uni et des résidences prestigieuses, comme au Southbank Centre de Londres, l’orchestre a considérablement élargi son audience. Son public, notablement plus diversifié que celui des concerts classiques habituels, prouve l’efficacité de sa démarche. Les tournées internationales (Europe, Amérique du Nord, Australie) et le partenariat avec Decca Records pour le label Chineke! Records amplifient encore cette influence. L’ensemble bénéficie désormais d’un soutien institutionnel significatif qui garantit la pérennité de son action.
L'élan initié par Chineke! semble irréversible : des centaines de musiciens talentueux ont trouvé dans cette formation un espace d’expression et de reconnaissance. Comme le souligne Sheku Kanneh-Mason : « J’espère que le fait de voir des formations comme le Chineke! Orchestra inspirera d’autres personnes issues de milieux similaires à envisager cette voie comme une voie à suivre » (The Guardian). Cette phrase résume peut-être l’essence même du projet Chineke! : créer des modèles visibles qui rendent la musique classique accessible et désirable pour tous, sans distinction d’origine.