Triomphe de la persévérance
Pour Christian de Portzamparc, la réalisation de la salle de concerts de la Cité de la musique est indissociable de son œuvre déjà entamée autour de la Place de la Fontaine-aux-Lions. Tout juste quadragénaire, le jeune architecte, encore peu connu hors de France, remporte en 1984 le concours pour la réalisation d’un bâtiment scindé en deux ailes, de part et d’autre de la Grande Halle de la Villette. À l’ouest, de nouveaux locaux accueilleront le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, à l’étroit rue de Madrid ; ils seront inaugurés en 1990. A l’est doivent voir le jour une salle de concerts de neuf cents places, un musée, une médiathèque, et des espaces administratifs dévolus à diverses institutions. L’ensemble est présenté comme le prélude à une vaste Cité internationale de la musique, qui comprendrait également un nouvel opéra et un auditorium symphonique.
Très vite cependant, l’ambitieux projet bute sur la dispersion géographique et temporelle. L’opéra trouvera asile Place de la Bastille, la Grande salle de la Philharmonie, confiée à Jean Nouvel, attendra 2015 pour ouvrir ses portes. Vingt ans plus tôt, l’inauguration de l’aile est des bâtiments conçus par Christian de Portzamparc avait déjà marqué le triomphe de la persévérance. « Dès l’ouverture du Conservatoire, Paul Delouvrier, président de l’Établissement public de La Villette, m’avait prévenu que l’argent manquait pour la suite », se souvient l’architecte. « En termes d’urbanisme, c’était une catastrophe, déséquilibrant un espace dont le remodelage était particulièrement délicat. J’avais tenu bon, au moment du concours, face aux messages transmis aux candidats, selon lesquels François Mitterrand souhaitait une configuration symétrique autour de la Grande Halle. J’estimais que cette dernière écraserait alors la composition, au lieu de s’y inscrire dans un mouvement dynamique dont la fontaine serait le centre de gravité. Aujourd’hui encore, après des chantiers bien plus monumentaux, je considère toujours celui-ci comme un modèle pour mes étudiants. Il m’a fait entrer dans la maturité, passer d’une approche essentiellement fonctionnelle à une architecture d’objets qui n’en reste pas moins attentive à ses usagers ».
« faites votre ovale ! »
Des arbitrages favorables relançant les travaux, Christian de Portzamparc, associé à l’acousticien Albert Yaying Xu, s’attelle à la salle de concerts, dont la vocation est à la fois de devenir le siège de l’Ensemble intercontemporain, alors nomade, et d’accueillir des orchestres en tournée. Sa conception se précise dans le cadre du dialogue régulier avec Pierre Boulez. « Il témoignait d’une forme de pragmatisme poétique : un respect aigu de la compétence des autres, assorti d’une grande intuition dans les domaines qui n’étaient pas les siens. Beaucoup d’acousticiens déconseillaient la forme ovale pour une salle de concert. Avec Xu, nous considérions que les risques réels qu’elle comportait pouvaient être neutralisés par les bons choix de matériaux absorbants sur les parois latérales. Cela nous permettrait d’éviter les angles qui induisent une plus grande distance entre les interprètes et une partie du public. Boulez me dit alors : “ Je ne comprends pas votre forme, mais je comprends votre volonté de forme. En musique aussi, sans organisation formelle, il n’y a rien. Donc, faites votre ovale ! ”.
Nous nous retrouvions par ailleurs sur le désir de ne pas avoir une salle trop basse. Là aussi, d’autres acousticiens préconisaient de ne pas dépasser une hauteur de sept à huit mètres pour éviter une réverbération excessive, ce qui nous paraissait étouffant, à la fois pour le son qui risquait de saturer dans un volume insuffisant, et pour le sentiment d’écrasement visuel qui allait en résulter. Quand je montrais à Pierre des simulations avec des câbles, il faisait un grand geste des bras et s’exclamait : “ Ouvrez ! ”. La solution est venue par l’installation au plafond d’un système de résonateurs à résidus quadratiques, avec des rainures de différentes profondeurs, de manière à casser les échos. Le jour du premier essai, avec la Symphonie n° 10 de Mahler, Pierre a conclu que c’était parfait. J’ai senti un léger dépit de la part de ceux qui se seraient volontiers emparés des corrections ! ».
Une salle modulable
Si la salle évoluera peu sur le plan acoustique, ses équipements techniques et sa prise en main par ses hôtes nécessiteront, comme toujours, un temps de rodage. La flûtiste Sophie Cherrier, soliste de l’Ensemble intercontemporain depuis 1979, et Jean Radel, régisseur de la formation durant près de quarante ans, se souviennent de l’arrivée des musiciens dans leurs nouveaux murs, en 1995. « À la demande de Pierre Boulez, j’avais effectué plusieurs visites sur le chantier, participé à des consultations, et remis une étude sur les besoins en matière d’espaces de répétitions », raconte le second. Et la modularité, justement ? « Pierre Boulez avait fixé une sorte d’unité de mesure, en demandant que le lieu permette de donner Répons », explique Jean Radel. « Le plateau principal peut donc être démonté, des podiums sur mesure installés, les solistes, et même les pianistes, placés au balcon. Le maître mot pour tous ces changements, c’est évidemment le calendrier. L’utilisation intensive de la Cité de la musique par les formations invitées jusqu’à l’ouverture de la nouvelle Grande salle a beaucoup limité son caractère modulable. Depuis dix ans, celui-ci se révèle à nouveau – mais le nombre des concerts est tel dans les divers espaces de la Philharmonie que le naturel pourrait revenir au galop ! ».
Scène tournante, estrades disposées sur les côtés ou en passerelles au milieu d’un public debout… Les équipes de l’Intercontemporain ont expérimenté au fil des années maintes configurations, notamment lors des Grands Soirs qu’y produit l’Ensemble. Sans dédaigner non plus le bâtiment de Jean Nouvel à quelques centaines de mètres. « Il est important de montrer que notre répertoire peut aussi bien sonner avec éclat dans la Grande salle que révéler les plus infimes nuances de textures à la Cité », estime Sophie Cherrier. « Mais nous restons profondément attachés à celle-ci. Elle a changé notre quotidien, ne serait-ce qu’en nous offrant une proximité immédiate avec nos collègues de l’administration ! Et plus sérieusement, par la familiarité instaurée avec un lieu de concert au travers duquel nous nous sommes façonnés. »