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D’Est en musique, entre intime et sublime

Publié le 16 juillet 2024 — par Claire Boisteau

— D’Est de Chantal Akerman - © Fondation Chantal Akerman

Conçu en 2005 à quatre mains par Sonia Wieder-Atherton et Chantal Akerman, le concert-images D’Est en musique retrouve aujourd’hui la scène, ajusté par la violoncelliste aux effractions de la vie.
— D'Est en musique

Avec ce D’Est en musique ni tout à fait semblable ni tout à fait autre, Sonia Wieder-Atherton donne tout son sens au spectacle vivant. Vivant, car la proposition artistique initiale, sans se dérober à son contenu pensé et réalisé avec Chantal Akerman à partir de son film D’Est (1993), a mué pour enlacer les métamorphoses et l’inattendu de l’Histoire, intime comme collective, attestant avec force ce lien nourricier et réciproque de l’art à la vie. Vivant, car ce faux jumeau d’un format inclassable recoupant le concert, la projection de film et l’installation artistique immersive prolonge la voix de la réalisatrice belge disparue en 2015, dont D’Est en musique est l’un des rares projets scéniques et dont la présence continue à croiser la ligne de vie de la violoncelliste. 

Vivant, car l’imbrication serrée du répertoire choisi par Sonia Wieder-Atherton et des images captées dans les pays de l’Est au lendemain de la chute du régime soviétique révèle plus que jamais l’acuité et la résonance universelle du regard de Chantal Akerman. «Quels réalisateurs ou réalisatrices ont un rapport si fort à l’humanité ?, souligne la violoncelliste en devançant la réponse. Ce face-à-face avec tous ces anonymes est unique. Il exprime la parole de toutes les personnes sans voix, des années 1990 comme d’aujourd’hui.»

Mosaïque musicale

«Je veux filmer tant qu’il est encore temps», avait déclaré Chantal Akerman. Et dans le miroir de son œil se déroule l’Histoire. En 2022, la Russie déclare frontalement la guerre à l’Ukraine. Dès lors, la dominante russe des compositeurs retenus en 2005 pour dialoguer avec D’Est – dont la réalisatrice avait revu le montage en vue de sa transposition à la scène – ne sonne plus d’évidence pour la violoncelliste. «Je ne pouvais pas laisser la musique russe recouvrir ces images, notamment celles de l’Ukraine sur lesquelles s’ouvre le film, de son unique aile. Il fallait une mosaïque musicale plus diversifiée, comme un signe de reconnaissance de ce qui se vit en Ukraine. On ne peut pas faire sans l’Histoire, on ne peut pas ignorer ce qui se passe aujourd’hui.»

Sonia Wieder-Atherton n’ignore rien de ce qui se passe là-bas depuis qu’elle est allée s’imprégner, à 19 ans, de l’enseignement de la pédagogue Natalia Chakhovskaïa. Ces deux années passées étudiante à Moscou derrière le rideau de fer, véritable voyage initiatique artistique et humain qui a fait le sujet des Carnets de là-bas récemment créés avec la complicité de Clément Cogitore , ont non seulement déterminé son approche du son de son instrument mais ont scellé entre elle et la Russie un lien indéfectible. Elle en est encore tout habitée lorsqu’elle rencontre Chantal Akerman. Leurs deux univers ne cesseront dès lors de s’aspirer l’un l’autre, dans un partage naturel et constant entre musique et images, donnant naissance à des films de musique , à des musiques de film . Et à la poésie élégiaque de D’Est en musique, dont les plans fixes soutenus et les travellings infinis mettent le temps à l’épreuve, dont les regards intenses et les foules livrées à l’attente résonnent en musique.

— Sonia Wieder-Atherton - © Alex Wallon

Voyage intérieur

La violoncelliste nourrit aujourd’hui ce dialogue de nouvelles voix, apportant aux images toujours à vif d’autres réponses musicales «implicites dans le travail fait avec Chantal». Oscillant entre l’intime et le sublime caractéristiques du film, s’accordant à ses silences et à son mystère, comblant ses non-dits. Le spectacle s’ouvre ainsi sur le Kaddish de Ravel – «le kaddish de ceux qui restent en vie, qui traduit une force de résistance» –, et égrène Chopin, Martinů, Janáček, Bartók, Rachmaninoff, Schnittke, Prokofiev et Boris Tchaïkovsky.

Pour le reste, tout ravive la création tissée avec Chantal Akerman. Le film prend corps en glissant ses couleurs et ses matières sur les silhouettes fantomatiques des deux interprètes, les absorbe, et ce faisant y gagne son volume. La luminosité des images est réduite à l’extrême pour marquer sa différence avec l’œuvre cinématographique et s’incarner dans cette forme hybride inédite – en 2005, la réalisatrice était à la régie lumière. La musique livre sans jamais chercher à expliquer, comme un révélateur photographique, le voyage intérieur contenu dans les images.

«Le travail a consisté non pas à réveiller la mémoire, qui ne s’est jamais endormie, confie la violoncelliste, mais à aller chercher tous les souvenirs, ce à quoi tenait Chantal mais aussi les notes du régisseur de l’époque, des photos et une piètre captation d’une répétition. Ils ont fait l’objet d’une transmission orale à Héloïse Evano (régie générale) et à Quentin Balpe (régie vidéo), qui travaillent avec moi. Au piano, je retrouve Sarah Rothenberg, mais je n’oublie pas Laurent Cabasso, mon compagnon de scène en 2005.»

Chantal Akerman aurait souhaité filmer D’Est en musique, «pour que le témoignage perdure». La relecture musicale qu’en propose vingt ans après Sonia Wieder-Atherton en prolonge l’existence et en souligne l’atemporalité.
 

Claire Boisteau

Claire Boisteau partage son activité entre écriture et édition, et collabore avec salles de concert, festivals, artistes et orchestres, labels discographiques, maisons d’opéra et musées.