C’est par les mots que tout a commencé, avec le désir, pour Sonia Wieder-Atherton, de témoigner de ces deux ans et demi passés derrière le rideau de fer à l’âge de 19 ans. Convaincue que l’école russe pouvait combler sa quête de son, elle choisit d’aller éprouver avec la violoncelliste et pédagogue Natalia Chakhovskaïa ce que son intuition lui soufflait comme essentiel : la vocalité de l’instrument, le rapport à la corde, la tenue de l’archet, l’art et la puissance de l’interprétation, le travail du concret.
Partie chercher un son, Sonia Wieder-Atherton revient imprégnée de son apprentissage musical mais aussi de sa fréquentation de cette femme unique qui lui transmet son art et sa confiance, des rencontres venues émailler son exil volontaire, de la vie dans cette capitale battue froid par l’Occident. Depuis quarante ans, elle ne cesse de piocher à cette expérience fondamentale, voyage initiatique bonifié et ramifié au fil du temps, dont la disparition de Natalia Chakhovskaïa en 2017 n’a pas suspendu les bienfaits. « Ces carnets ne sont pas juste des réminiscences du passé, précise la violoncelliste. Ces années sont présentes en moi en permanence – rendues plus vives encore depuis l’agression de l’Ukraine par la Russie. »
Si le violoncelle est son «premier outil de conteuse», Sonia Wieder-Atherton a aussi un lien vital à l’écriture et dédouble aujourd’hui sa voix pour raconter ce qu’elle n’a jamais partagé. Le confinement du printemps 2020 voit la naissance d’un récit intime nourri avec une extrême précision de matières, de timbres et d’inflexions de voix, d’atmosphères et d’impressions. Un récit, tous sens en éveil, prenant la forme de carnets, qui relate les cours de Natalia Chakhovskaïa mais aussi la difficulté de la langue, la rudesse du froid, les privations quotidiennes, le poids de l’attente et du silence. Ni road-movie ni flash-backs, les Carnets de là-bas sont écrits au présent, miroir tendu à la voix ici et maintenant, et explorent «la magie de la présence» dans des trésors de mémoire restés à vif.
«Ces carnets sont des retours de présences, de choses qui m’ont marquée et que je n’ai parfois comprises que bien plus tard. Ils me permettent aussi d’aborder la question de la transmission.» Derrière l’hommage rendu à sa professeure, soliste magnifique, âme généreuse et résistante discrète du quotidien, Sonia Wieder-Atherton donne corps à une femme, à une ville et à tout un monde lointain.
Le projet aurait pu se satisfaire des mots – il est d’ailleurs amené à devenir livre. C’eût été négliger la nature concertante de la plupart des projets scéniques et discographiques de Sonia Wieder-Atherton, souvent en dialogue avec des figures visibles ou invisibles. «C’est la rencontre avec Clément Cogitore, souligne-t-elle, qui a fait naître le spectacle, à la confluence de mes mots et de mes musiques, et de ses idées d’images.» Dès l’écoute, les carnets touchent profondément le cinéaste, dont l’imaginaire a longtemps été nourri par le cinéma russe. Il est l’auteur de deux films, Bielutine (2011) et Braguino (2017), qui l’ont attiré «là-bas». Lui aussi aime raconter des histoires, en images. La dimension personnelle du récit de Sonia Wieder-Atherton, le portrait d’une femme exceptionnelle dans lequel il voit aussi un autoportrait de la narratrice, la restitution d’une époque : tout lui parle et l’inspire. «J’ai cherché des points de fuite, confie-t-il, pour respecter l’intimité des textes. Me rapprocher de la vibration, de la fragilité, de l’aspect très vivant et fragmentaire de la mémoire de Sonia était pour moi primordial.»
Il envisage d’emblée de travailler avec des vidéos d’archives pour créer des résonances avec le récit des carnets sans pour autant le paraphraser. Le projet de tourner des images vierges en Russie sera quant à lui vite balayé par l’actualité. Malgré la guerre, il collecte des archives d’époque, «des images familiales amateur assez rares ou des images documentaires comme celles sur le Concours Tchaïkovski». Dans le même esprit, des scènes sont filmées au Conservatoire Serge Rachmaninoff de Paris et intégrées au montage comme des archives fictives.
Le travail à quatre mains, dans la dynamique d’échanges inspirants, tresse peu à peu les lignes d’un spectacle polyphonique : la voix parfois enregistrée parfois live de la violoncelliste lisant ses carnets retravaillés pour l’occasion, une bande-son diffusant des «ombres de violoncelle» réalisée par Sonia Wieder-Atherton, dans laquelle se glisse en direct le chant du violoncelle, un montage vidéo constitué de vraies et de fausses archives, mêlant images d’hier et d’aujourd’hui – les propres carnets de Clément Cogitore –, et des musiques de Chostakovitch, Boris Tchaïkovski, Bloch, Scelsi, Schubert, Couperin, Bach et Monteverdi. Certaines liées à la Russie, d’autres choisies pour leur couleur émotionnelle soulignant des moments précis du spectacle. Passé et présent, absence et présence, mémoire et geste s’y trouvent réconciliés dans un subtil jeu de résonances à travers temps.