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D’ombre et de lumière : Maxime Pascal présente Sonntag aus Licht de Karlheinz Stockhausen

Publié le 08 novembre 2023 — par Maxime Pascal

— Freitag aus Licht de Stockhausen à la Philharmonie de Paris (novembre 2022) - © Ava du Parc

Le Balcon propose de découvrir le dernier volet achevé du cycle Licht. Une œuvre fascinante qui célèbre l’union mystique d’Ève et de Michaël, point culminant de la représentation de l'amour chez Stockhausen.
— Maxime Pascal - © Orchestra della Rai

Dédié à Dieu, Sonntag aus Licht est tourné vers la nature et le cosmos. De quelle manière cette contemplation s’exprime t-elle dans le contenu de l’opéra ?

Maxime Pascal

Lichter-Wasser, qui ouvre Sonntag aus Licht, est traversé par deux grandes mélodies qui passent d’un instrument à l’autre : une pour Ève, une pour Michaël. Leur tracé est à rapprocher des mouvements que nous observons dans le système solaire, ceux des planètes et des étoiles. En ce sens, chaque segment des formules de Sonntag représente un déplacement cosmique. L’écriture pour orchestre, qui se rapproche de celle de Michaels Reise um die Erde (Le Voyage de Michaël autour de la Terre, deuxième acte de Donnerstag aus Licht), dessine un orchestre-constellation autant qu’un orchestre-océan. Le résultat est une musique liquide, organique, fascinante à entendre.

Que signifie le retour à l’écriture pour orchestre, que Stockhausen avait délaissé dans ses précédents opéras au profit de la musique électronique ?

Regardons le parcours de l’électronique au sein du cycle. Donnerstag (Jeudi) est traversé par les bandes, diffusant notamment les chœurs invisibles. Samstag (Samedi) ne contient pas d’électronique. Montag voit l’apparition d’un orchestre de synthétiseurs et des scènes électro-acoustiques théâtrales. Dienstag (Mardi) et Freitag (Vendredi) peignent de grandes fresques électroniques, Oktophonie et Weltraum. Mittwoch (Mercredi) complète cette exploration en y ajoutant beaucoup de sons concrets. En revenant à l’orchestre, Sonntag ne prolonge pas cette recherche, mais ce n’est pas pour autant un retour en arrière : il poursuit de fait son exploration de la spatialisation du son avec l’orchestre et le chœur. Il veut créer une octophonie en live. Ainsi, les schémas présents dans la partition, qui dessinent les mouvements créés par les notes des instruments, ressemblent à s’y méprendre aux schémas indiquant les déplacements du son électronique dans ses partitions précédentes.

Par l’électronique, Stockhausen se faisait l’interprète de Licht. Que révèle Sonntag de son rapport à son œuvre ?

Il a en effet transposé sa manière de fabriquer les sons dans son studio, et sa manière de diriger les sons dans l’espace depuis sa console, à une écriture épurée pour orchestre, qu’il dirigeait lors de la création de Lichter-Wasser. De cette manière, il continuait d’être l’interprète de son œuvre.

Peut-on considérer Sonntag comme l’aboutissement de ses idées développées tout au long du cycle ?

Stockhausen utilise, dans tous les opéras du cycle Licht, l’espace-temps comme objet expressif, c’est une clé essentielle pour comprendre son langage. Sonntag est peut-être l’opéra dans lequel cette attention portée à l’espace et au temps est la plus marquée. Hoch-Zeiten (Mariages) prolonge le geste esquissé dans Helikopter-Streichquartett (Quatuor à cordes – Hélicoptère), qui essaie de matérialiser un des plus grands rêves de Stockhausen : une musique jouée dans plusieurs espaces, pour un même temps, consacrant l’avènement du réseau.

Dans la structure des scènes de Sonntag, il est souvent question de Welle, qui peut se traduire par « onde » ou « vague ». Qu’est-ce que cela évoque dans son langage ?

C’est troublant car l’onde est présente dans un grand nombre de pièces que j’étudie. Il y a une grande histoire de l’onde en musique, qui m’évoque Rimski-Korsakov, Debussy, Ravel et Grisey. Pour Stockhausen, l’onde est ce qui rapproche la lumière, l’eau et le son. Si son langage est éloigné des compositeurs que j’ai cités, il était, comme eux, passionné par la science acoustique du phénomène sonore. Il ne s’intéresse pas tant au côté plastique de l’onde qu’à un principe de répétition immuable, à la cadence obstinée d’une onde. C’est le principe de Licht-Bilder, la troisième scène de Sonntag aus Licht. Nous entendons ce couple, Ève et Michaël, où chacun possède son onde : une onde sœur qui se déphase et se rephase en permanence.

Que pensez-vous de Düfte-Zeichen, la quatrième scène de Sonntag aus Licht ?

Stockhausen attache une grande importance à la synchronisation entre geste et son. Les gestes de Düfte-Zeichen, qui miment les symboles des sept jours de la semaine, montrent qu’il tente d’aller vers des choses plus simples, évidentes. Il veut nous montrer le signe, le point, le cercle. Düfte-Zeichen montre aussi Michaël, le souverain de Licht, qui n’est autre qu’un enfant. Licht est toujours associé à l’enfance, c’est peut-être pour cette raison que cela a été aussi insupportable à certains auditeurs. Imaginons un monde où le seul but serait de faire évoluer l’enfant pour qu’il garde sa curiosité, sa fascination d’enfant toute sa vie, ce qui n’est pas sans rappeler Le Jeu des perles de verre de Hermann Hesse, qui est l’une des grandes sources de Licht. Stockhausen pense peut-être que si un tel monde existait, ses habitants n’écouteraient que des œuvres comme Licht. C’est naïf, mais jamais régressif.

— Donnerstag aus Licht de Stockhausen à la Philharmonie de Paris (novembre 2021) - © Meng Phu

Sonntag possède le livret le plus dense des sept opéras. Comment analyser le projet littéraire de Sonntag ?

Freitag donnait l’impression d’un monde clos, avec un texte constitué d’une boucle de mots. Le texte de Sonntag, et de Licht-Bilder en particulier, est droit, il avance. C’est une grande énumération de noms, de choses, d’éléments. Il y avait cet aspect litanique dans d’autres segments de Licht, notamment Kathinkas-Gesang, mais c’est la première fois que c’est fait de manière aussi directe, à la manière de saint François d’Assise. C’est une vraie collection, qui témoigne de l’aspect astronomique et anthropologique du cycle Licht. Astronomique pour les astres qui sont cités. Anthropologique pour les lieux géographiques, les cloches, les saints, les nombreux poètes qu’il cite dans Hoch-Zeiten, et l’amour qu’il porte aux différentes langues, aux échanges de langues comme des cadeaux que les chanteurs se font. Stockhausen s’est peut-être rendu compte que, de la même manière qu’il voulait transcender la spatialisation du son, le recours aux langues étrangères, et aux poèmes était une manière de spatialiser l’imaginaire. Que ce soit dans Freitag ou dans Sonntag, le texte est central.

Quelles autres influences cela évoque t-il pour vous ?

Durant l’étude de Licht, j’ai réfléchi au rapport entre rationnel et irrationnel dans l’écriture de Stockhausen. J’y ai trouvé des traits communs avec l’œuvre de Gaston Bachelard, dans cette écoute intense de ce qu’est l’humanité depuis ses débuts. Ils vont parvenir à sentir des choses très lointaines, de manière différente d’un anthropologue ou d’un historien. À propos de la découverte du feu par les humains, Bachelard nous parle par exemple du lien fait par nos ancêtres entre le frottement du bois contre la pierre qui crée l’étincelle, et le frottement doux du rapport amoureux. Bachelard arrive à sentir ces éléments-là. Stockhausen, de la même manière, arrive à ressentir des choses très profondes, à propos des archétypes de Licht : Ève, Lucifer, Adam, Lilith. Stockhausen et Bachelard ont cette capacité-là, d’embrasser la trajectoire de l’humanité pour nous apporter un peu de lumière.

Maxime Pascal
  • Propos recueillis par Gaspard Kiejman
  • Entretien publié avec l’aimable autorisation du Festival d’automne à Paris